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part ne saurait nous étonner. Ce qui est évident, c’est qu’en dépit de ses prétentions révolutionnaires M. Manet est un peintre essentiellement bourgeois, on peut même dire le plus profondément bourgeois de tous les peintres contemporains qui aient réussi à faire un peu de bruit autour de leur personne. Sans doute, il appartient à une école qui, faute de connaître et de pouvoir sentir le beau, s’est fait un idéal nouveau, de la trivialité et de la platitude ; mais sa peinture est celle des devantures de boutique, et son art s’élève tout au plus à la hauteur des faiseurs d’enseignes de cabaret.


IV

Après le tableau d’inspiration bourgeoise qui garde encore des prétentions au style, il faut placer le tableau familier emprunté à la vie contemporaine. C’est dans cet ordre d’idées que l’imagination de nos artistes s’épanouit le plus à l’aise, parce que c’est là qu’elle trouve son aliment le plus facile et le plus abondant. Tandis que la grande peinture est une plante de serre chaude, d’un entretien difficile et coûteux, le petit tableau de genre est pour ainsi dire la végétation naturelle au climat de la société contemporaine. Aussi aucune branche de l’art n’est-elle plus touffue et plus florissante.

Dans ces innombrables petites toiles qui encombrent aujourd’hui nos musées, nous ne voyons pas seulement se dérouler toutes les petitesses et toutes les laideurs de la civilisation moderne. La mesquinerie de nos mœurs et de nos idées déborde jusque sur le passé, où nos artistes vont chercher des sujets qu’ils accommodent à notre goût pour les mettre à notre niveau. Le petit tableau d’appartement a étendu de tous côtés son domaine ; il s’est annexé une foule de genres qui appartenaient jadis à la grande peinture. Le tableau d’histoire, le tableau de batailles, sont tombés dans le style familier. La poésie même s’en est retirée ; elle a été remplacée par l’esprit comique et par un excès d’exactitude matérielle faussement décorée du nom de réalisme.

Les trois charmans tableaux exposés par M. Gérôme sont un exemple frappant de cette manière étriquée de concevoir la peinture d’histoire. Déjà, dans sa Phryné devant l’Aréopage, cet homme de trop d’esprit glissait involontairement dans la caricature. Il en a gardé une nuance drolatique qu’il ne perdra jamais. Il y a de fort belles parties dans son tableau de l’Éminence grise, qui est, disons-le tout d’abord, disposé avec un art exquis ; mais l’intention en est subtile à force d’être ingénieuse, et la composition en est chargée à force d’être parlante. La scène se passe sur le grand escalier du Palais-Cardinal ; le père Joseph, droit, maigre, sec, ascétique, impassible, occupe toute une moitié de l’escalier restée vide autour de