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point avec le scepticisme frondeur de l’autre, que le regret des anciens temps dans le premier aboutisse naturellement à une sorte de paganisme vague dans le second, nous l’admettons volontiers. Il est évident que les idées de Leopardi, érigées en système philosophique et politique, devaient produire à peu près ce que nous voyons dans M. Carducci ; il l’est aussi que l’auteur de la Ginestra ne songeait pas à faire des prosélytes, et que son désespoir sincère n’est pas responsable des humeurs noires d’une école de mécontens.

A toutes les poésies politiques des Levia Gravia, nous préférons sans hésiter celles qui touchent à la vie privée, aux sentimens personnels de l’écrivain. Nous ne pouvons, par exemple, relire sans émotion les cinq ou six sonnets et l’espèce de canzone qu’il a consacrés à la mémoire de son frère, mort par le suicide le 4 novembre 1857. Cet infortuné devait être de quelques années plus jeune que lui ; aujourd’hui il repose sous la terre de Sainte-Marie-al-Monte, une colline qui abrite la demeure des vieux parens du poète et d’un frère plus jeune encore ; il a depuis apporté à côté de cette tombe une autre dépouille, celle d’un enfant qu’il a perdu ; ce lieu paisible et doux qui renferme tout ce qu’il chérit, il l’a encadré dans le meilleur peut-être de ses sonnets, quatorze vers charmans que nous traduirions, si le rhythme et la perfection du langage étaient choses qu’on pût traduire.

La pièce qui a pour titre Alla Memoria di D. C. est toute une peinture de cette fin douloureuse de son frère. Il était beau à voir, ce jeune homme, quand il pliait à sa fantaisie un cheval soumis au frein, tantôt dessinant au galop un cercle étroit, tantôt lancé à toute bride dans la plaine ouverte ; alors ses yeux lançaient un éclair, et sa pensée courait avec le vent d’avril dans le printemps de sa jeunesse et de la nature. Quelques regards le suivaient, quelque salut affectueux ; peut-être quelque jeune fille se souvenait-elle du cavalier dans ses rêves. Hélas ! un vague souci, le souci noir du poète antique, chevauchait en croupe avec lui : la vision de mort l’accompagnait de sa froide image. Quelles idées l’obsédaient alors ? L’auteur, qui le fait parler au moment suprême, s’efforce d’en retrouver la trace.


« Ton sourire ne brille plus pour moi, soleil d’or ! Voici que je force la destinée et que je me réfugie sous la terre. O profonde paix où je reposerai libre de tout peine ! O silence interrompu après le trouble ! Cependant tu es belle à voir, ô terre ! et toi aussi, soleil, tu es beau ! La nature s’habille de vêtemens de fête pour toi comme pour son roi, et j’entends sortir des forêts une musique ineffable que tes feux éveillent. Mais toi, imperturbable, indifférent, tu éclaires et tu favorises d’un