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« Salut, ô ma patrie ! Que cette langue se dessèche, si jamais je t’oublie, si j’oublie en quel pays je pense et j’écris. C’est toi, ô sainte patrie, qui fais jaillir de mon cœur le transport de la passion, l’ennui amer, le trait enflammé de la colère, l’élégie de l’amour.

« Censeur en démence, chanteur stupide de vieilles folies, — que tes enfans, ô Italie, me donnent tous les noms qu’il leur plaira ! Je ne serai jamais un flatteur d’affranchis sans courage et de philosophes sans honneur ! »


Voilà donc l’idéal de M. Carducci : être le poète de la république italienne. Que celle-ci réussisse à se faire, elle est assurée déjà d’avoir un chantre pour la célébrer. Reste à savoir s’il n’aurait pas plus raison qu’il ne pense, et si le bon temps de la guerre sociale ne reviendrait pas.

En attendant, il fait mine de se confiner dans la tristesse et le mécontentement, et de n’en vouloir sortir que pour lancer des traits satiriques contre le présent. A ceux qui lui conseillent d’oublier, de ne pas semer des épines dans le cœur des hommes, de se souvenir que la beauté a encore des sourires, que la vie a encore des charmes qui ne sont pas flétris, il répond en se comparant à Juvénal et à Dante. On le voit, ce n’est point dans l’école républicaine que les poètes italiens perdront les allures théâtrales qu’on s’accorde généralement à leur reprocher. Au besoin, nous aurions ici le témoignage de M. Carducci critique contre M. Carducci poète, et il observe quelque part que la révolution a malheureusement appris aux écrivains à exagérer leurs pensées et à surfaire leurs sentimens. L’auteur des Levia Gravia se complaît donc dans sa morosité, il fait « de l’hypocondrie rimée. » Cette expression est d’un autre Toscan, bien naturel celui-là et dépourvu de toute affectation. A propos de la poésie à la mode vers 1839, Giusti se plaignait de ce que tous les échos de l’Italie retentissaient de longues et ennuyeuses jérémiades[1]. Et en effet il ne se peut de contradiction plus choquante que celle qui consiste à vouloir que le monde marche et à le décourager, à nier le chemin déjà fait quand on lui montre celui qui est à faire. Encore cette épidémie de découragement s’expliquait-elle, il y a trente-cinq ans, au temps de Leopardi, quand l’Italie était dans un abaissement d’où il semblait impossible de la tirer, quand la gloire, — ne parlons pas de la liberté, — quand la gloire était un mot qui ne pouvait plus avoir de sens pour elle, quand, par un retour inévitable, elle se souvenait de ses grandeurs passées, et mesurait avec angoisse la profondeur de sa chute. Alors le désespoir semblait permis. Que

  1. Epistolario, t. Ier, p. 179.