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« Là où la faim s’endort dans la nuit, tu entres par les impostes vides et tu la réveilles, afin qu’elle sente le froid et qu’elle pense au lendemain.

« Puis, sur les aiguilles gothiques, tu te pares de languissantes blancheurs, et tu fais la coquette avec les poètes fainéans, avec les amours inutiles.

« Puis tu descends dans le Campo-Santo : là tu rafraîchis pompeusement ta lumière fatiguée, et rivalises de lueurs froides et blêmes avec les tibias et les crânes.

« Je hais ta face ronde et stupide, ta robe blanche empesée, nonne libertine et inféconde, fausse dévote de la voûte des cieux[1]. »


II

Jusqu’en 1857, époque des Juvenilia, M. Carducci, à peine âgé de vingt-quatre ans, était pour ses lecteurs un écrivain de bonne race et de bon langage, aux veilles studieuses, au style laborieux, aux opinions flottantes, contradictoires peut-être. Dans les treize années suivantes, une physionomie particulière de poète se dessina dans ses Levia Gravia et dans ses Decennali. Le public vit désormais qu’il avait affaire à un auteur affamé de réputation : M. Carducci ne craignit pas dans ses vers de mettre au premier plan sa personne ; il adopta un rôle qui correspondait sans doute à ses aspirations naturelles. Il ambitionna d’être le Tyrtée de l’Italie ; mais de quelle Italie parlait-il ? Non de celle que nous connaissons, qui a ses grandeurs et ses faiblesses, mais qui s’est sagement groupée autour d’un roi constitutionnel, qui a voulu se posséder elle-même, se posséder tout entière, et cependant rester fidèle aux croyances, aux souvenirs de son passé ; celle qu’il invoquait, il la voyait dans l’avenir, et il l’exhumait des ruines de l’antiquité. Il se taisait sur la délivrance entreprise de commun accord avec un peuple allié ; il était muet sur les grandes batailles formidables et gardait son enthousiasme pour l’expédition du général improvisé qu’il appelle le Thrasybule de Caprera, il gardait tous ses chants pour la surprise, pour le coup de main de Sicile et de Naples. Le frémissement de la mer Tyrrhénienne n’avait pas bercé ses premiers sommeils, ni l’ombre et la solitude de la vieille Populonia n’avaient protégé ses premières années « pour en faire un poète de cour, pour l’introduire, la poitrine chargée de croix, dans une foule aux habits dorés. » Il voulait être l’Alcée de la sainte Italie, de la mère commune des Romains, des Samnites, des Étrusques, du vieux pays de la guerre sociale.

  1. Nuove Poesie, p. 32.