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à nous autres, âmes abattues et muettes ? Donc l’éternelle intelligence est encore compatissante à cette patrie, puisque tu demeures, malgré la destinée ennemie, chantre de l’Italie en ses années de servitude…

« Eh bien ! puisque tout le reste nous est refusé, que la muse du fond des théâtres déclare la guerre ! qu’elle jette la flûte plaintive et ceigne la cuirasse, qu’elle saisisse la lance d’une main aguerrie ! Que les jeunes reçoivent d’elle un lait qui les remplisse de courage, que l’âge mûr se forme à la hardiesse, que la plèbe, point d’appui nécessaire, apprenne qu’il y a une patrie[1] ! »


Ces images ne sont pas toutes d’une égale fraîcheur ; elles paraissent d’autant plus conformes à l’école classique et toute grecque de Niccolini. Une analogie plus remarquable se rencontre dans certains sujets traités par le poète de soixante-dix-huit ans et par son disciple, qui n’en a que vingt-six. La différence consiste, et sans doute elle est notable, en ce que le premier parle des mêmes choses en ayant les yeux sur Dante et sur Pétrarque, et le second en tournant quelquefois les regards du côté de M. Victor Hugo. Le saint-père a-t-il excommunié les envahisseurs du territoire de l’église, le vieillard maudit Rome, il l’appelle « courtisane des rois, » meretrice dei re, il s’emporte contre « sa cupidité, » contre « sa bassesse mercenaire, » c’est de l’invective qui sent son XIVe siècle ; le jeune homme s’attaque directement au souverain pontife et l’excommunie à sa manière en vers lyriques. M. Carducci brûle ce qu’il a adoré ; il a outragé la majesté pontificale dix ans après avoir chanté le saint sacrement. Ici encore nous trouvons la progression remarquée plus haut, et le disciple va bien plus loin que le maître. Niccolini refusa la croix de l’ordre civil de Savoie que lui donnait le roi Victor-Emmanuel : il était au fond républicain ; mais il vint, appuyé sur les bras de ses amis, présenter une adresse au nouveau roi d’Italie. Le vieux poète y rappelait avec complaisance des vers de sa façon où il invoquait, trente ans auparavant, l’avènement d’un roi qui fît disparaître les divisions et fermât les blessures. Celui qui prétend marcher sur les traces du vieux gibelin, à défaut d’une autre république, chante la république française, l’ancienne, celle des Desmoulins, des Danton, des Robespierre. Marat lui-même a sa part, non d’éloges, — M. Carducci est homme d’esprit, — mais de souvenirs et d’excuses, le tout puisé dans M. Michelet. Nos écrivains radicaux ont pris de l’empire sur la démocratie italienne : Mazzini est délaissé comme mystique et amoureux de l’idéal.

Après ces réflexions, ceux qui ne sont pas au fait de l’extrême libéralisme qui règne en Italie apprendront avec surprise que ce

  1. Poésie, p. 153 et suiv.