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de conduire quelquefois jusqu’à douze chevaux ait besoin d’un fouet trop long pour être manié d’une main ; il a donc un aide armé d’une formidable gaule en bambou, comme un pêcheur à la ligne, avec une lanière proportionnée, dont il se sert avec une adresse surprenante qu’on aurait envie d’admirer, si l’on pouvait oublier qu’il excelle à faire claquer cet abominable engin ; outre ce fouet modèle, l’aide en a un autre plus court, en nerf de bœuf, pour les limoniers. Les dix-sept personnes qui s’embarquent dans ces diligences sont entassées, trois de front, sur des banquettes transversales pouvant à peine les contenir ; le dessous, fermé en caissons pour les colis et les diamans, dont la valeur atteint quelquefois plusieurs centaines de mille francs, empêche de remuer les jambes et contribue à rendre la position encore plus incommode. Ces lourds véhicules, destinés à rouler sans repos sur des routes remplies de fondrières, sont munis d’énormes ressorts rouillés par leur passage fréquent dans les ruisseaux et les rivières, et les malheureux voyageurs, encombrés de bagages, cahotés en tout sens, heurtés au plafond et aux boutons de la voiture, privés de sommeil, souffrant de la chaleur l’été, du froid l’hiver, arrivent souvent à leur destination avec les jambes enflées par le manque de circulation, et dans tous les cas rompus de fatigue. Pour éviter ces inconvéniens, beaucoup de voyageurs préfèrent acheter quatre ou six chevaux et une carriole à deux roues où ils empilent tous leurs bagages : tentes, meubles, etc., et sous laquelle ils suspendent les ustensiles de cuisine dont ils se servent en route, — ce qui leur donne assez l’apparence de marchands forains ou de saltimbanques en déménagement.

Ceux qui choisissent ce mode de voyage, beaucoup plus coûteux et plus long, car il faut laisser reposer les chevaux faute de relais, s’arrêtent d’ordinaire toutes les nuits soit dans les hôtels ou les fermes, soit sur la route, où ils couchent en plein air après avoir pris un repas, s’il est permis de donner ce nom à une grillade faite sur un feu de fiente de moutons, accompagnée de gros pain rassis et d’eau corrigée par quelques gouttes d’eau-de-vie. Le voyage fait dans ces conditions dure environ trois semaines, et, malgré l’excessive monotonie d’un terrain plat et dénudé où l’on est quelquefois plusieurs jours sans voir ni arbre ni verdure, il y a encore un charme indicible à se sentir dans ces régions si peu connues, si différentes de tout ce qui se voit dans les autres pays, si bien faites pour frapper l’imagination, tant par leur aspect de désolation que par les spectacles imprévus qui se succèdent sous les yeux.

Ces déserts, où le mirage se joue dans toute sa beauté, ont des propriétaires ; il y a des fermes ! Je le crois parce qu’on me l’a dit, je n’ai pas d’autres raisons. Les fermes de l’Afrique sont immenses,