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moins en moins à mesure que les individus seront plus convaincus de l’inanité même des droits et de l’unique réalité des forces ? La civilisation future, fondée exclusivement sur le jeu fatal de ces forces, ne peut être au fond que la lutte universelle devenue consciente de sa nécessité, que la barbarie universelle devenue consciente de soi. Dès que cette conscience existera dans sa pleine clarté, toute illusion de justice et de droit ayant disparu, la barbarie intérieure ne fera que s’accroître par le progrès même de la civilisation extérieure : les hommes vus du dehors fussent-ils l’un pour l’autre des agneaux, ils n’en seront pas moins au dedans, comme le croyait Hobbes, des loups, et ils redeviendront loups ouvertement toutes les fois qu’il le faudra. Chaque cité ressemblera à cette ville où, dit Montaigne, « le roi Philippus fit un amas des plus méchans hommes et incorrigibles qu’il put trouver et les logea tous. » Elle s’appela de leur nom la cité des méchans, Ponéropolis. « J’estime, ajoute Montaigne, qu’ils dressèrent des vices mêmes une contexture politique entre eux. » C’est une contexture analogue que réalisera la civilisation conçue à la manière allemande ; sous les dehors mêmes de la paix subsistera la guerre des égoïsmes, et l’avantage restera à celui qui aura le mieux calculé.

Ce qui se passera d’individu à individu se passera de nation à nation ; nous voilà revenus à ce que nous voulions faire cesser : il faudra se résigner, avec M. Strauss, à un état de guerre perpétuelle, sans autre justice que celle de la mécanique et des mathématiques appliquée par les ingénieurs et les tacticiens. Même conflit entre les races et entre les classes. Chaque race européenne se prétendra supérieure ; chacune s’attribuera, avec la force, le droit d’absorber les autres comme des parties dans le grand tout. La Prusse parle aujourd’hui de sa mission pangermanique ; la Russie lui répond déjà en invoquant un droit non moins sacré, le droit des races slaves et la mission panslaviste. La France, séduite à son tour par ces spéculations sur les races, et ne se doutant pas qu’on retournerait un jour contre elle la théorie, n’a-t-elle pas voulu aussi invoquer un droit particulier pour justifier des essais de conquête lointaine ? N’a-t-on pas voulu nous persuader de notre mission latine ? Par un respect plus grand de la langue que du droit, on n’a pas osé appeler cette mission de son nom véritable, un panlatinisme. De toutes ces missions, quelle est la vraie ? Le monde sera-t-il germain, latin, saxon ou slave ? Vainqueurs hier, les Latins sont aujourd’hui vaincus ; mais les Germains à leur tour peuvent être vaincus par les Slaves. Nous voilà entraînés encore dans un mouvement perpétuel, image sensible de la contradiction intérieure qui rend si instable le système de la force. Toujours à la recherche d’une puissance définitivement supérieure et d’un dernier succès, nous ne pouvons