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l’amour de Sylvandre, noblement platonicien avec l’amour de Tircis, orageux et violent avec l’amour de Damon et de Madonthe, véhément et énergique avec l’amour italien de Chryséide et d’Arimant, brutalement sensuel et presque bestial avec l’amour de Valentinian et d’Eudoxie, gai et spirituellement cynique avec les amours volages et inconstans d’Hylas ! il y a dans ce livre, qu’on lit si peu aujourd’hui, telles nouvelles qui sont de purs chefs-d’œuvre, et valent les romans les plus renommés des époques qui ont suivi, celle de Damon et de Madonthe par exemple, ou celle de Chryséide et d’Arimant. La réputation de mignardise et de bel esprit quintessencié qu’on a faite à d’Urfé est aussi légère qu’injuste, il suffit pour s’en convaincre de lire quelques-unes de ses nouvelles. Quel romancier a jamais été plus énergique que d’Urfé lorsqu’il peignit la ténébreuse figure de Lériane, et qui mit jamais mieux en relief les noirs artifices du monde ? Quelle plume réaliste a jamais osé un personnage plus brutal que l’eunuque Héracle ? Quel maître en l’art de conter a su jamais conduire un récit avec plus de plaisante humeur et d’ironique enjouement qu’il ne s’en trouve dans l’histoire d’Hylas ? Très divers et très énergique à l’occasion dans la peinture des caractères, d’Urfé n’est pas davantage quintessencié et précieux dans son style. C’est un style d’une bonne venue et d’un courant toujours égal, limpide, un peu lent sans doute, mais sans tortuosités ni obscurités, sans recherches laborieuses d’expression ni raffinement mièvre. Il n’y a pas de livre plus clair ; et plus coulant, et ce mérite de clarté est d’autant plus grand que le sujet porte sur les choses les plus obscures et les plus fuyantes qu’il y ait au monde, à savoir les secrets mouvemens de l’âme dans la passion profonde et fine entre toutes, celle de l’amour. D’Urfé dit simplement des choses fort subtiles, et souvent, pendant mes lectures de l’Astrée, il m’a rappelé ces accoucheurs adroits qui devinent la position de l’enfant, vont le chercher avec une agilité de doigts admirable, et le tirent au jour avec une délicatesse de toucher qui n’offense pas ses faibles membres.

Que de choses nous aurions à dire encore, si nous pouvions examiner plus, longuement et plus minutieusement ce livre ! Qu’il nous suffise d’en avoir montré l’esprit et l’importance historique, et résumons-nous d’un mot en disant que, si notre littérature des derniers siècles nous a transmis des livres d’une composition plus parfaite, elle ne nous en a transmis aucun qui ait joué un rôle plus considérable, et auquel se rattache une rénovation sociale et littéraire plus complète.


ÉMILE MONTÉGUT.