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tant pis ! il faut déjeuner : enfoncer le volet d’une maison, déballer les provisions, faire du feu avec quelques bouts de bois traînant de côté et d’autre, des branches de châtaignier et de bouleau, puiser de l’eau au lac pour le café, c’est l’affaire d’un instant; mais déjà un des porteurs, poussé par la faim, a trouvé, à force de battre les murs, une maison habitée où l’on donne du riz, du thé. Pendant que l’on prend possession de la tchaïa hospitalière, je fais un tour dans les environs jusqu’au temple de Gongen-Sama, situé sur la pente de la montagne et dominant le lac. Rien d’imposant comme cette solitude muette, à peine troublée par le cri du rouge-gorge. Pas le moindre canard; c’est le vent, paraît-il, qui les éloigne du lac. Le koskaî a préparé le déjeuner; on mange à la hâte, et nous repartons. Il était temps de nous remettre en route, car nous avions à descendre un petit sentier qui demande bon pied, bon œil, pour aller voir la cascade de Kongentaki, c’est-à-dire la chute du lac dans le torrent de Nikkogawa, chute dont je n’ai pu mesurer toute la hauteur, parce que l’eau se précipite au fond d’un gouffre inaccessible. Mon guide me fait coucher à plat ventre pour voir aussi loin que possible. En retournant par le même chemin, on goûte mieux encore les beautés de la route, mesurant de l’œil ces murs naturels, ces ravins où le fer semble affleurer, où l’on peut accrocher son couteau à plus d’un aimant. Partout où l’on peut courir, les porteurs prennent le pas accéléré, et cependant voici le jour qui baisse, et une énorme lune rouge qui s’allume à l’horizon. En entrant dans Nikko, nous rencontrons mon hôte Kamya, venu au-devant de nous avec une lanterne. On n’est pas plus aimable que ces braves gens-là.

Quels hommes par exemple que ces porteurs de kango ! Les miens étaient trois, l’un d’eux se reposant et relayant les autres tour à tour. Ils ont fait dix lieues par un affreux chemin, risquant de tomber sur le front à la montée, de se briser les reins à la descente, les pieds chaussés de sandales et nus dans la neige, tantôt suant, tantôt grelottant, et pour tant de peine ils me demandent pour eux trois la valeur de 10 francs. Je leur en donne 15, à leur grande stupéfaction; voilà de quoi vivre pendant un mois. Ayant peu de besoins, pouvant y suffire, contens, joyeux même, d’humeur égale, ils représentent certainement, sous une enveloppe un peu rude, la partie la plus saine de la population. Jusque dans cette classe du peuple, la politesse est exquise. Je n’ai pas entendu une seule discussion sur le moment de relayer; le remplaçant se trompait-il, allant s’offrir devant quand c’était le tour de l’arrière, un simple « ce n’est pas mon tour » le prévenait, accompagné d’un éclat de rire, car le rire est l’état habituel du Japonais. En route, on ne rencontre pas un