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barque, quelque chose de louche apparut à l’horizon. Le tai et le saumon furent bien vite au large avec toute leur suite; le sazayé, lui, se renfonça dans sa coquille. Pourtant, au bout d’un jour, il mit le nez à la fenêtre; que vit-il ? A l’étal d’un marchand, il était entassé avec d’autres coquillages. — trompeuse sécurité, s’écria-t-il alors, que tu me coûtes cher! » — N’est-il pas vrai que chez nos fabulistes la prudence du sazayê eût eu un meilleur sort?

J’avais fait 8 ris (lieues) jusqu’à Takasaki, il m’en restait 3 pour arriver à Maybashi. Un nouveau cheval pour les bagages, et je fais mes adieux à mon hôte Shikaya. Jusqu’à Maybashi, la campagne n’est qu’une plaine de mûriers coupée de quelques rizières dans les fonds. C’est plat, c’est monotone, et, sans les sommets neigeux des montagnes qu’on aperçoit tout autour, ce serait laid ; mais le soleil couchant irise les nuages gris qui ont plané toute la journée et dore les cimes de teintes délicieuses. Un peu avant d’arriver, on traverse un cours d’eau assez large et profondément encaissé. Impossible d’obtenir du garde-pont un autre nom que celui du Tonégawa, Me voilà prévenu désormais; toute la course que je me propose de faire n’est qu’un vaste circuit du bassin du Tonégawa, que je ne verrai que plus tard dans toute sa largeur, mais dont je vais voir les affluens de tous côtés.

A Maybashi, je suis reçu par le mourano-chikchtio ou maire de l’endroit, qui entame une conversation politique, me demande mon opinion sur les questions du moment, sur les ministres. La veille, deux ingénieurs anglais étaient passés par là pour étudier le tracé d’un chemin de fer. Un chemin de fer! Et pour aller de Takasaki à Maybashi il a fallu descendre trois fois de djinrikichia, parce que les ponts étaient trop étroits! Qu’on fasse donc d’abord des routes! A peine installé, je suis réveillé par le vacarme d’une bonzerie en prière. Les litanies bouddhistes doivent se dire tous les jours, même en voyage ; elles se chantent très haut sur un ton nasillard avec grand renfort de clochettes et de gong. Je me trouvais, sans le savoir, dans le voisinage d’un temple.

Je me mets en route pour Kirin sur un cheval prétendu de selle, car les djinrikichias ne passent plus. La nuit a été froide, la matinée l’est encore; la campagne est couverte de gelée blanche. C’est par les temps sereins d’hiver qu’on voit ici ce phénomène, beaucoup plus commun chez nous au printemps. On commence à monter insensiblement au milieu d’un pays désert. Devant le voyageur se dressent les sommets dénudés qu’il faut franchir pour arriver à Nikko; derrière lui, l’Asamayama, qui fume à gros flocons blancs, et pour éclairer tout cela un magnifique lever de soleil. Les mûriers se mêlent encore aux rizières, mais ils sont plus hauts, moins nombreux, et