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le bord du chemin, une petite statuette de granit grossièrement sculptée, aux pieds de laquelle pendent des sandales de paille, — seule chaussure du pays, — offertes en ex-voto à quelque dieu protecteur des voyageurs.

Après avoir franchi un des nombreux cours d’eau qui vont former plus loin le Tonégawa, on arrive à Takasaki. C’est jour de marché, les rues sont pleines de paysans qui viennent apporter légumes, cocons, flottes de soie filée, charbon, bois de construction et de chauffage. Leurs lourds chevaux de bât tirent de toutes leurs forces sur les cordes auxquelles leurs maîtres les ont attachés pour aller boire du saki avec les amis et les acquéreurs. Tout à l’heure ils vont regagner leurs chaumières, emportant les produits qu’on débite sur le marché : thé, porcelaines, ustensiles de fer et de bois, lampes à pétrole marchandises européennes, depuis des bouteilles de vermouth qui les griseraient, s’ils pouvaient en boire, jusqu’à des chaussures qui les meurtriraient, s’ils les pouvaient mettre. Chez Shikaya, un marchand fort aimable, qui a fait fortune dans l’industrie de la soie, je retrouve mon koskaï (domestique), venu par un chemin plus court avec un cheval portant mes bagages.

Takasaki a 10,000 maisons, on peut donc supposer 25,000 habitans. Il faut nous contenter de cette évaluation approximative; l’état civil au Japon est tenu très irrégulièrement. Il n’en sera plus ainsi désormais; l’une des premières réformes adoptées récemment dotera le pays d’un état civil semblable en tous points à celui que nous avons en France. Il y avait autrefois un siro (château), démantelé à présent et habité encore par une garnison de 500 hommes. On les rencontre dans les rues; c’est aujourd’hui dimanche, et toute l’armée japonaise fête maintenant le dimanche. J’aperçois dans une de mes promenades une école ouverte; je suis frappé de la tenue des enfans. L’air et la lumière circulent partout. Croirait-on que dans ce pays il n’y a pas un homme, pas une femme, pas un enfant au-dessus de douze ans qui ne sache lire et écrire? et Dieu sait quelle écriture difficile cependant! Le maître, pour me donner une idée des petits talens de ses élèves, fait réciter devant moi par l’un d’eux une fable intitulée le Sazayé, le Saumon et le Tai. « Au fond de la baie de Yeddo vivait un sazayé, lourd crustacé revêtu d’une épaisse cuirasse. Son bonheur était de s’enfouir, de si bien s’enfermer dans sa carapace, que l’ennemi le plus obstiné n’aurait pu l’en faire sortir. Il ne se mettait pas en colère pour un affront, il attendait pour se montrer que le danger fût passé. Le saumon et le tai, grands chercheurs d’aventures, l’invitent en vain à partager leurs exploits. — La guerre, leur dit-il, n’est pas mon affaire; je préfère rester bien clos dans ma maison... — Il ne put terminer son discours : filet ou