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osé le juger jusqu’alors, elle le vénérait; mais à cet instant, par un sacrilège sublime de sa douleur, elle songea qu’il serait damné. Il mourrait sans les derniers sacremens. — Damné ! — La profondeur de ce mot, qu’elle répéta plusieurs fois, se révéla à elle si brusquement qu’elle ferma la fenêtre avec effroi; elle courut à son lit, toute glacée, — Ah ! murmurait-elle en s’endormant enfin, brisée de fatigue, je le sauverai !

Le lendemain, lorsque Céline, à son lever, ouvrit toute grande la croisée de sa chambre pour respirer l’air frais qui venait du lac, la matinée était charmante, les premiers gazons et les premières feuilles luisaient au soleil, trempés de rosée. De légères vapeurs transparentes flottaient sur l’eau; à l’horizon, des bandes roses s’effaçaient dans l’azur fin, presque gris-perle, du ciel. La jeune fille était d’ordinaire heureuse pour la journée quand ses premiers regards rencontraient un paysage riant et reposé. Elevée en pleins champs, elle vivait réellement de soleil : aussi sa douleur violente s’évanouit-elle à demi sous cette influence bienfaisante de la lumière et du printemps. Dans toute situation de la vie, même triste, même désespérée, il y a un côté moins sombre que notre âme recherche ou évite selon qu’elle veut s’affliger davantage ou se consoler un peu. Le principe de l’extrême tristesse réside en nous-mêmes plus que dans les choses. Céline réfléchit aux paroles de M. Lacoste sans cette inquiétude terrible qui la veille l’avait précipitée hors de son lit, épuisée et sanglotante. Il faut tout dire : ce n’était plus la maladie de son père dont le souvenir l’obsédait. Cette crainte humaine était comme emportée et noyée dans la crainte surnaturelle de la damnation. Chez cette jeune fille mystique, il régnait une exaltation religieuse semblable à celle dont étaient animées les mères du moyen âge, qui tuaient leurs enfans pour leur assurer le paradis. Ce fut donc avec un soulagement délicieux que Céline se dit : — Suis-je folle! — Elle regardait une barque de pêcheur s’avancer sur le lac d’un mouvement doux et balancé. — Mon père m’aurait-il élevée pieusement, s’il n’était religieux lui-même? Comme beaucoup d’hommes du monde, il ne pratique pas; mais il sera facile de le ramener à Dieu.

Au fond de sa pensée d’ailleurs, Céline était d’une foi trop entière pour admettre une seule minute que son père ne crût pas à la vérité de la religion. La tolérance est une vertu de sceptiques, elle s’établit dans les sociétés délicates, mais amoindries. Lorsque le principe de la certitude n’est encore ni atteint ni déconcerté, l’esprit ne comprend pas qu’un être humain, intelligent et de bonne foi, doute en présence de l’évidence. Le docteur Lacoste n’était pour sa fille ni un imposteur ni un fou : donc il croyait.

La tristesse de Céline fut ainsi adoucie par l’espérance, et les