Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/843

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus loin, vers la droite, voici la tranchée où 878 fédérés dorment d’un sommeil que ne troubleront plus ni le meurtre, ni l’incendie; soldats bleus ou rouges, héros du devoir ou fanatiques du pétrole, tous ont eu les six pieds de terre auxquels ils avaient droit. Qu’ils reposent en paix !

Le cimetière le plus important après le Père-Lachaise est celui du Nord, Montmartre, qu’on a longtemps appelé le Champ du repos. Il existait avant 1804 et fut utilisé par Frochot. Des agrandissemens nécessaires en ont augmenté la superficie en 1819, 1824, 1849, 1850 et lui ont donné une contenance de 19 hectares 47 ares 82 centiares. L’entrée en est hideuse, et il est impossible de comprendre que les différentes administrations qui se sont succédé à la préfecture de la Seine depuis soixante-dix ans n’aient pas donné un aspect convenable aux abords d’un cimetière où l’on compte 20,100 concessions perpétuelles et où, jusqu’au 1er janvier 1874, on a fait 382,937 inhumations. Jadis, au temps où bruissaient les Porcherons, il y avait là une sorte de ferme doublée d’un cabaret; les ouvriers venaient s’y amuser le dimanche. On n’était pas difficile alors sur les constructions de plaisance : on buvait du lait dans une masure, on buvait du vin dans une autre. Ces deux baraques existent encore : l’une sert de loge au concierge, l’autre est le bureau du conservateur. Ces deux chaumières, qui dépareraient le dernier village des Abruzzes, sont à jeter bas et à remplacer immédiatement. Le prix des concessions à perpétuité et des concessions temporaires est assez élevé pour que l’entrée d’un de nos grands cimetières, de celui qui dessert des arrondissemens payant de très lourdes contributions, ne ressemble pas à un cabaret de joueurs de quilles.

Autrefois, dès que l’on avait franchi la porte du cimetière, on trouvait à droite une sorte de précipice semblable à un petit cratère éteint et rempli d’une végétation magnifique; je me le rappelle très nettement, car je l’ai admiré maintes fois lorsque, tout enfant, j’allais visiter « mes pauvres morts, » comme disent les Italiens. Des cyprès énormes montaient au-dessus des mélèzes et des saules pâlissans; les tombes renversées gisaient sur le sol avec des attitudes désespérées; des clématites, des aubépines, des chèvrefeuilles, des rosiers qu’on n’avait jamais taillés, s’allongeaient sur les pierres disjointes; des ramiers roucoulaient sur les branches, des lézards couraient à travers les racines. La nature avait repris possession de ce coin abandonné et en avait fait une sorte de bosquet vierge mêlé à des ruines. Une concession perpétuelle dont on ne parvenait pas à retrouver le titulaire empêchait que l’on ne comblât ce ravin magnifique. Le propriétaire fut malheureusement découvert en Amérique; il autorisa l’exhumation qu’on lui demandait, et la ville