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confraternité entre jeunes gens à qui le présent donnait une sécurité égale, et qui jusqu’alors n’avaient guère envisagé les chances incertaines de l’avenir que comme des menaces à longue échéance! Hélas ! c’est là maintenant ce qu’il faut se préparer à aborder en face, c’est sur soi seul, sur le mérite des efforts isolés, qu’on devra compter désormais. Baltard ne voyait pas sans quelque trouble s’approcher ce moment décisif. « L’idée, écrivait-il, du départ de Rome accompagnée de l’idée du retour dans Paris, le passage prochain de l’état d’écolier à celui d’homme appelé à donner son numéro parmi d’autres hommes forts et sévères, la certitude que, quels qu’aient été les succès de l’écolier, ils ne préjugent rien sur la position qu’on va occuper,... toutes ces réflexions m’assombrissent. » Et lorsque quelques années plus tard il aura justement conquis cette position, lorsque le problème aura été résolu tout à l’avantage de l’artiste, avec quel sentiment de pieuse gratitude, avec quelle fidélité attendrie il restera attaché à la mémoire de tout ce qui a instruit, ému ou charmé sa jeunesse ! « Heureux, écrira-t-il alors, ceux à qui il est donné de jalonner le passé par les souvenirs des lieux où leur pensée s’est élevée et agrandie en face des beautés de l’art et de la nature, où ils se sont sentis vivre davantage par l’affection qu’ils portaient aux hommes et aux choses!.. Après le toit paternel viennent les écoles, les lieux d’étude, les pays classiques... C’est Rome pour ceux qui ont eu le bonheur d’y demeurer, c’est pour moi et pour d’autres la Villa Médicis. »

On j)eut dire de la tendresse vouée par Baltard à Rome, à l’Académie de France et au maître illustre qui la dirigeait, qu’elle avait quelque chose de vraiment filial, et qu’en la confondant presque avec sa vénération pour son propre père, l’ancien pensionnaire devait jusqu’à la fin conserver à l’égal des plus religieuses affections de son cœur les impressions qu’avait reçues à l’origine ou les croyances qu’avait adoptées son esprit. Comment un homme aussi persévérant dans le culte des souvenirs n’aurait-il pas au moment du départ ressenti vivement, avec le regret d’un passé désormais clos pour lui, l’inquiétude de l’avenir, tout contraire peut-être, dans lequel il allait entrer ? Baltard toutefois n’était pas homme à se complaire dans les agitations stériles, encore moins dans les molles tristesses. Après les inévitables chagrins de la séparation, il prit bravement son parti, et, si en rentrant dans Paris il se savait exposé au risque d’y attendre plus ou moins longtemps le succès, il y revenait du moins bien préparé pour la lutte et très résolu à l’entreprendre de son mieux et au plus tôt.