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américain. Les habitans nomment librement leur conseil communal et le staroste, le maire ; ces autorités non-seulement administrent les intérêts locaux, mais exercent même le pouvoir judiciaire en première instance. On prétend parfois que les paysans russes ne sont pas en état de tirer bon parti d’institutions aussi décentralisées et aussi radicalement démocratiques, et on cite une foule d’abus qui en sont la conséquence[1]. Ce régime pourtant n’est autre que celui qui est en vigueur en Suisse, et pratiqué même par les cultivateurs et les pasteurs très agrestes des cantons forestiers, où il produit les meilleurs résultats. Il assure une liberté complète et cependant ordonnée; il habitue le peuple au self-government et lui inspire l’amour ardent de la patrie et le respect des coutumes traditionnelles. Pour que le régime communal introduit en Russie en 1861 fonctionnât aussi bien, il suffirait de donner aux paysans russes le degré d’instruction très élémentaire que possèdent les montagnards d’Uri et d’Unterwalden. Ceux-ci, il est vrai, jouissent de ces libres institutions depuis un temps immémorial ; mais, avant que Boris Godunof n’eût introduit le servage en Russie, la commune y était organisée comme celle des cantons suisses. Le même régime est en vigueur chez les Slaves méridionaux, en Serbie. Ce ne serait donc qu’un retour aux traditions nationales; seulement, comme l’existence moderne est plus compliquée, il faudrait nécessairement plus de lumières, même pour bien administrer une simple communauté rurale.

La Russie fait de grands efforts pour répandre l’instruction parmi les populations de race étrangère qui habitent les grandes steppes à l’est du Don. Des écoles ont été fondées pour les Tartares, les Bachkirs et les Kirghiz; les écoles normales de Kazan et d’Irkoutsk ont pour mission de préparer des instituteurs pour ces tribus touraniennes. Ceci est d’une politique prévoyante. C’est non-seulement un service rendu à la civilisation tout entière, mais en répandant ainsi la connaissance de la langue russe on amènera peu à peu l’assimilation de ces races étrangères avec le reste de la population d’origine slave. On peut attendre le même résultat des écoles tartares d’Oufa et de Simphéropol, dont le but essentiel est de préparer

  1. Voici un exemple de ces abus rapporté par M. Michell. Il y a quelque temps, un habitant d’Elisavetgrad accuse Euphrosine M... d’avoir manqué à ses devoirs. Le mari croit le fait certain, quoique aucune preuve n’ait été fournie. Il provoque la réunion des habitans sous la présidence du staroste, et obtient un jugement qui condamne sa femme, sans qu’on lui permît de se défendre, à être promenée nue par tout le village et à recevoir en cet état quinze coups de bâton. La sentence fut exécutée à la lettre par un jour de forte gelée au mois d’octobre. C’est certainement de la justice primitive et expéditive.