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un moment le soleil d’un voile rougeâtre ; mais d’autres disent que c’est parce que les soldats de Sitegaleshka portent une couverture de laine rouge, d’où le mot qu’on lui prête : « mes guerriers couvrent les collines comme une nuée rouge. » Quant à la Queue-Bariolée, il paraît que le père de ce chef s’appelait le Chat-Tigre ; les trappeurs et les traitans disaient à son fils : « Toi, tu es la queue du Chat-Tigre, » et le nom lui est resté de Queue-Tigrée ou Bariolée. C’est ainsi que se forment les noms des Indiens ; on y ajoute quelquefois des sobriquets fort comiques, mais qui sont intraduisibles, car les sauvages n’ont pas de pudeur. Dans les tribus, on donne aussi des noms indiens aux blancs ; les Ogalalas ont baptisé M. Beauvais du nom de Gros-Ventre à cause de sa corpulence. Les lieutenans de la Nuée-Rouge s’appellent le Chien-Rouge, Peau-d’Ours, le Faucon-Noir, l’Ours-Couché, le Corbeau-Mâle, Celui qui porte l’Épée — ceux de la Queue-Bariolée, les Cheveux-Jaunes, l’Ours-Agile, l’Ours-Vif, etc. La fille du chef des Brûlés s’appelait Moneka, nom qui signifie, m’a-t-on dit, la Perle-des-Prairies. La jeune Indienne est morte d’amour dans des circonstances émouvantes qui tiennent du roman. Elle aimait un officier du fort Laramie, et sa tribu était en guerre avec les blancs. Son père rapporta son cadavre dans ses bras, et, suivant ses dernières volontés, le remit au commandant américain pour être enterré dans le cimetière du fort, où j’ai vu le tombeau de Moneka[1]. Il y a plusieurs années qu’elle est morte, et cependant Sitegaleshka pleure toujours sa fille bien-aimée. Comme je parlais de Moneka devant lui : « Ne prononcez pas ce nom, me dit l’interprète, cela lui fait trop de peine. » En effet, la figure du sachem, d’ordinaire si mélancolique, était devenue plus sombre encore.

La Queue-Bariolée n’était venu à New-York qu’avec trois de ses lieutenans ; mais la Nuée-Rouge avait amené les seize chefs qui composaient son état-major et quelques-unes de leurs femmes. Les squaws sont loin d’offrir un type aussi beau que celui des hommes ; tandis que ceux-ci, pour la plupart grands, élancés, ont les traits nobles et fiers, l’œil profond, pénétrant, la figure ovale, bien dé-

  1. Le cercueil est une caisse rectangulaire en bois de cèdre. Il est en plein air, selon la coutume indienne, et porté sur quatre piquets. On a jeté dessus une couverture de laine rouge, la couleur que préférait Moneka. Entre autres cérémonies, on immola pour cet enterrement les deux poneys de la jeune Indienne. On cloua leurs têtes sur les piquets qui portaient la sienne, leurs queues où elle avait ses pieds, et l’on mit devant les têtes deux petits tonnelets remplis d’eau. J’en demandai la raison, « C’était afin, me répondit un Sioux, que les chevaux pussent boire dans leur longue course vers les prairies heureuses où ils allaient emporter Moneka, vers ces prairies où l’Indien chasse le bison sans jamais être fatigué. » Les débris des deux petits tonneaux défoncés gisaient à terre au mois de novembre 1867, lors de mon séjour à Laramie.