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et où est pour l’individu le profit moral, le progrès d’âme? Toutes les fois que je rencontre un fait analogue à celui que je viens de signaler dans mes courses à travers cette France si absolument démocratique, et où la paix devrait avoir si peu de raisons sérieuses d’être troublée entre ses enfans, j’achète pour le prix modeste de 50 centimes une édition populaire des Lettres persanes de Montesquieu, et je relis pour la centième fois l’histoire de ces Troglodytes qui n’avaient pour richesses que leur amour de la justice, leur haine du mal, et le mutuel respect qu’ils se portaient les uns aux autres.

Les guides m’ont manqué malheureusement pour les houillères de Ricamarie et de Firminy; aussi n’ai-je pu, à mon grand regret, pénétrer dans les mines. J’ai dû me contenter de regarder monter et descendre la longue chaîne des bannes qui portent le charbon, et d’assister aux opérations du triage des diverses qualités de houille et du tamisage des charbons réduits en fragmens ou en poussière, spectacle monotone, salissant et peu intéressant. En allant et en revenant, je vois un peuple de femmes et d’enfans munis de paniers, essaimes sur ces tertres énormes que forment si rapidement autour des mines et des usines les débris des forges et les scories de toute nature du travail; ils y font le glanage des fragmens de houille et de coke qui restent mêlés à ces amas, comme en d’autres régions les pauvres gens font le glanage du bois mort et la récolte des bruyères. Ainsi il ne se perd pour ainsi dire pas un atome de la précieuse substance; mais que peuvent bien devenir ces amas de matière stérilisée sur lesquels ils recueillent leur chauffage? Ils ne laissent pas que d’être embarrassans, car à certains endroits ils forment de véritables montagnes, et chaque jour, dans toutes les régions industrielles de l’Europe, il en naît de nouvelles. Il est difficile de croire que la vie reparaisse jamais dans ces débris d’où tous les élémens créateurs ont été soutirés, ou bien la transformation serait si lente que le monde aurait le temps de cesser d’être avant qu’elle ne fût accomplie. Nous assassinons notre planète lentement, mais sûrement; chaque jour nous lui retirons une partie de sa matière vivante, et nous lui rendons en échange une matière plus que morte, c’est-à-dire stérilisée. Jusqu’à nos jours, ce meurtre de notre planète a été si lent que c’est à peine si les coups ont marqué à sa surface et fait plaie à ses flancs; mais, comme il a pris de notre siècle une activité fébrile qui désormais non-seulement ne connaîtra pas de temps d’arrêt, mais ira s’augmentant d’année en année, il est impossible que quelque redoutable catastrophe ne réponde pas un jour à tant de laborieuse violence. Peut-être abrégeons-nous à notre insu la durée de notre race? Peut-être, dans