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qui l’emportent. L’équilibre aujourd’hui rompu se rétablira-t-il jamais? J’en doute fort; mais ce qui est certain, c’est qu’il faut qu’il se rétablisse, sous peine de déchéance rapide, car au fond le maintien de cet équilibre, — on s’en apercevra un jour, on s’en aperçoit peut-être déjà, — n’est pas autre chose que le maintien même de la civilisation. Non-seulement c’en serait fait de la civilisation, si cet équilibre devait être rompu pour toujours, mais c’en serait fait d’une chose plus restreinte et moins importante, c’est-à-dire de la démocratie elle-même, qui serait la première emportée par un pareil état social.

Il est évident en effet que, le jour où l’on reconnaîtrait que les professions les plus difficiles subissent un désavantage trop marqué, ces professions se verraient de plus en plus abandonnées, que la masse du peuple cesserait de fournir des candidats aux professions intellectuelles et s’interdirait de courir les chances redoutables de ces carrières libérales, dont le jeu ne vaudrait pas la chandelle, et que les paysans eux-mêmes refuseraient de faire des prêtres, ce qui est encore aujourd’hui le but suprême de leur ambition. Le peuple resterait donc avec ses beaux salaires, et les fonctions sociales de toute nature, les emplois de l’intelligence, aussi petits qu’ils fussent, retourneraient nécessairement, fatalement, aux seuls riches et aux très rares individus qui présenteraient, soit par le fait de la naissance, soit par le fait de la faveur capricieuse de la fortune, une très forte assiette sociale. On aimait naguère à parler de questions sociales, sans bien se demander où elles étaient; cette fièvre s’est aujourd’hui quelque peu calmée, et l’orateur le plus intelligent de la démocratie, fatigué sans doute de récriminations dangereuses que démentaient les faits, a pu même déclarer un certain jour qu’il n’y avait pas de questions sociales ; il y en a cependant, seulement elles ne sont pas toujours là où on les cherchait. Peu importe au reste, tout travail est digne de salaire, et tout individu est en droit de tirer de son travail le plus d’avantages possible; mais alors il faut supposer que par compensation la paix sociale est d’autant mieux assurée que le mécontentement et l’indignation ont moins de raisons d’être légitimes, que le bien-être et l’aisance sont plus également répartis, et que la richesse générale s’est accrue dans de plus grandes proportions. Sans doute les haines entre les classes sont inconnues, les diverses conditions, satisfaites de leur sort, ignorent l’antagonisme et l’envie, les hommes sont plus disposés à la justice, les individus comprennent et observent mieux le respect qu’ils se doivent mutuellement. Il en doit être certainement comme nous venons de le dire, car, s’il n’en est pas ainsi, où est le profit social de cette plus grande équité dans la rétribution du travail,