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poussa loin ses condescendances envers les créatures de sa mère. A la camarilla de la vieille Livie appartenait également une personnalité fort excentrique, un de ces types d’aristocratique impertinence qui du reste ne disparaîtront jamais de ce monde, et dont vers le début de notre siècle la cour d’Autriche offrait encore de si plaisantes reproductions. Je veux parler de cette sérénissime Urgulania que l’amitié de sa souveraine avait élevée au-dessus des lois et qui ne manquait pas une occasion d’affirmer ses droits de prédominance et de bon plaisir. Invitée à se rendre devant le sénat pour y témoigner dans un procès, — sommation à laquelle obéissaient les vestales même, — elle répondit qu’elle ne se dérangerait point, et que, si le préteur voulait l’entendre, il n’avait qu’à venir. Intenter à si haute et si puissante dame une action civile n’était pas une simple histoire. Il s’agissait d’une revendication d’argent; Urgulania, — cela va sans dire, — dédaigna la citation et s’en alla porter plainte chez sa souveraine. Alors Tibère paraissant arrêta que de toute façon Urgulania aurait à se soumettre, et qu’elle se présenterait au tribunal; mais, pour donner à sa mère un témoignage public de bon vouloir, il ajouta qu’il viendrait lui-même en personne assister Urgulania devant le préteur. En effet, à l’heure dite, il sortit de son palais accompagné de ses gardes, qui le suivaient à distance respectueuse, et ce ne fut pas pour le peuple un médiocre étonnement de voir l’empereur, causant et flânant, s’acheminer vers l’audience d’un pas grave et ralenti. C’est que Tibère entendait laisser à sa mère le temps de la réflexion, et son calcul eut plein succès. L’impératrice, mieux avisée, coupa court à l’incident, et par un des officiers de sa maison fit remettre la somme au préteur. Ainsi se termina le litige au plus grand honneur de Tibère, qui sous les dehors d’un justicier imperturbable aimait parfois à laisser voir au peuple l’homme de tact et d’esprit. C’était d’ailleurs, à tout prendre, une âme vigoureuse, cette Urgulania; quand son neveu Plautius Silvanus fut décrété d’accusation pour avoir assassiné sa femme, elle lui envoya le poignard afin qu’il eût à se soustraire par le suicide à l’opprobre d’une condamnation. Mutilia Prisca et son amant Julius Posthumus, le futur empereur Galba, combien d’autres on en citerait de ce cercle intime qui durent à la vigilante influence de Livie les honneurs, la richesse et la sécurité de leur existence!


VI.

Livie touchait à ses quatre-vingts ans, et son activité restait la même. Elle avait une de ces natures foncièrement saines que le