Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/629

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Caïus et Lucius César, Agrippa Posthumus, Germanicus, le mérite en devait cependant revenir à quelqu’un, et cela, Tibère le savait, et sa conscience ne cessait de lui parler de tant de crimes commis pour la conquête d’un pouvoir dont ses exploits et ses services l’eussent fait digne. Aussi de quel poids écrasant pesait sur lui cette mère! L’aveugle sénat, en proie à sa fièvre d’adulation, hébété de platitude, se prosternait devant l’idole; Livie fut proclamée mère de la patrie : mater patriœ, genitrix orbis, magna mater. La flatterie alla dévaliser en son honneur tous les vestiaires des divinités protectrices. Elle apparut en Junon, en Cybèle, en Cérès : déesse du salut, de la piété, de la justice, de la pudeur! Pour consacrer la mémoire de son admission dans la famille de Jules, elle eut un autel où son nom serait adoré, et des licteurs qui l’accompagneraient en public. A ne croire que la moitié et même que le quart de ce que les historiens ont écrit touchant les susceptibilités, les caprices et les prétentions de l’illustre dame, on admire déjà la patience de Tibère. « Ses exigences, remarque Dion, dépassaient tout ce qu’une femme s’était jamais permis; il fallait que le sénat vint lui faire la cour; les décrets impériaux furent contre-signés par elle, et les fonctionnaires eurent à lui soumettre leurs dépêches et leurs rapports comme à l’empereur. Enfin, si ce n’est au sénat, aux assemblées populaires et dans les camps, on la voyait partout se montrer et faire la souveraine. » Inaugurant un jour, devant le théâtre Marcellus, une statue dédiée à son époux défunt, elle mit dans l’inscription votive son nom au-dessus de celui de l’empereur régnant : Tiberii nomen suo postscripserat. Tibère se contenta de sourire, mais une autre fois, quand le sénat vint lui demander de placer son nom de prince sous l’invocation de la divine Augusta et d’ajouter au titre suprême, dans les actes publics, le titre de fils de Julie, — le maître, qui semblait dormir, se redressa brusquement, et quelques paroles froides et sévères rappelèrent à la modération ces trop zélés dispensateurs d’hommages.

Comme il savait garder la mesure, il voulait qu’on la gardât aussi pour sa mère; d’ailleurs il détestait l’apparat, et toutes ces divinisations de famille le trouvaient incrédule. « C’est affaire aux dieux de venger leurs propres injures, » répondait-il à je ne sais quel délateur accusant un chevalier romain d’offense envers la divinité d’Auguste. L’épigramme pourrait être du grand Frédéric; Tibère avait ce tour d’esprit malin, sceptique, un peu pédant. Assez longtemps après la mort de son fils, il reçut des habitans d’Ilium une adresse assurément fort tardive à ses yeux, et dit à leurs députés que « lui aussi avait des condoléances à leur offrir sur la perte d’Hector. » Simple de mœurs, endurant mal la flatterie, il répugnait à