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faite au cœur d’Auguste vieillissant, pousser à l’irritation, à la colère, le mécontentement contre Tibère impie envers le meilleur des pères, rebelle envers son souverain. Julie écrivait à l’empereur des lettres intimes que dictait Sempronius, correspondance pleine de griefs et de rancunes, acte d’accusation poursuivi pendant quatre ans, au bout desquels l’absent devint un proscrit. Julie avait brisé l’obstacle; débarrassée enfin de son importun surveillant, elle crut pouvoir s’affranchir de tout respect humain à l’égard d’une alliance qui légalement tenait encore. Auguste, pris d’un redoublement de tendresse, la comblait de soins, de prévenances, comme s’il l’eût chérie davantage à cause de la conduite de Tibère. « Les princes, écrit Dion Cassius, savent tout plutôt que ce qui se passe dans leur propre maison, et tandis que leurs moindres actes sont connus de chacun, rien ne leur arrive de ce qui se fait dans leur entourage. » C’était le cas d’Auguste envers sa fille. Il l’estimait un modèle d’honneur et de vertu; ses reproches ne visaient jamais que des oublis de convenance. Il avait bien, du temps d’Agrippa, jadis ouï parler de désordres, mais ces bruits ne résistaient point à la première enquête. Un simple regard promené autour de lui sur les enfans de Julie avait suffi pour le rassurer. Les chers enfans rappelaient, à s’y méprendre, les traits d’Agrippa leur père, et césar, qui naturellement ignorait certains secrets confiés aux seuls élus, ne pouvait que rougir d’avoir douté.

Elle cependant, mettant de côté toute retenue, descendait chaque jour d’un degré l’horrible échelle. Livie, impassible, observait, prête à s’avancer pour jeter au gouffre sa rivale; mais le moment, il fallait l’attendre. Froide, muette, elle guettait; le serpent dans la jungle a de ces affûts : l’oiseau frivole et toujours gazouillant tombe de branche en branche ; un mouvement encore, il est mort ! L’imprudence, trop de hâte pouvait tout perdre; allez donc disputer son trésor à ce père frappé d’aveuglement et qui, non content de traiter le bruit public de calomnie, en est venu à se faire de sa Julie un idéal de chasteté! « Ainsi, disait-il entre amis, devait être cette Claudie dont parle l’histoire, » — Claudia Quinta, qui jadis, aux temps de la seconde guerre punique, avait par un miracle confondu ses accusateurs. Un navire, apportant de Grèce la statue de la mère des dieux, s’était échoué près du port d’Ostie, et les devins annonçaient que, seule, une honnête femme pouvait le remettre à flot. Alors, d’un groupe de matrones venues au-devant de l’image sacrée, Claudia se détache, elle saisit la rame en invoquant Cybèle : ô prodige! sous cette faible main, la masse pesante s’ébranle, remonte le Tibre et gagne la ville au milieu des acclamations du peuple. Ne croirait-on pas lire une légende du moyen âge? De ce navire de Cybèle, il semble que la barque de Lohengrin soit sortie. Illusion