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naissance. Aux yeux de l’aristocratie romaine, dont sa femme allait représenter l’exquise fleur, ce fier soldat, ce grand ministre n’était en somme qu’un parvenu! Avec cela, point de jeunesse, l’humeur sévère et la rudesse d’un homme qui, ayant passé son temps au milieu des combats et des affaires, ne connaît rien de la vie, de ses plaisirs ni de ses élégances, et partant les méprise. Vir simplicitati proprior quam deliciis, écrit Pline; signalement certain, auquel répond exactement le portrait. On peut voir à Venise, dans la cour du palais Grimani, une statue superbe d’Agrippa, marbre colossal et qui jadis décorait le panthéon d’Auguste. Le héros est représenté nu, à la manière grecque, son glaive dans la main droite, sa chlamyde jetée sur l’épaule, le pas en avant comme pour l’attaque. La poitrine se développe largement, partout la force éclate, mais sans grâce aucune. Vous êtes devant le type d’un robuste laboureur de la campagne de Rome; la nuque tient du taureau, et les attaches de la tête montrent une musculature herculéenne. Le buste que nous avons au Louvre donne la même idée : masque viril, œil renfoncé, regard scrutateur, bref tout ce qui dénonce un caractère sombre et médiocrement fait pour plaire aux femmes. « La liberté dont on jouissait sous le divin Auguste fut si grande, que nombre de gens allèrent jusqu’à reprocher impunément son manque de noblesse à l’omnipotent Agrippa. » Julie en cela ne se gênait point, et du milieu de son cercle de jeunes seigneurs et de beaux esprits donnait le ton. Plus tard, Caligula renia carrément l’ancêtre; plutôt que de passer pour le petit-fils d’Agrippa, il répandit la fable d’un commerce incestueux d’Auguste avec sa propre fille. En attendant que, mort, on le désavouât, Julie rougissait de lui vivant. Sur un sujet, ils auraient pu s’entendre. Julie n’était pas simplement la fille d’Auguste, elle était aussi la personne la plus lettrée, la plus instruite. Agrippa, de son côté, appréciait infiniment les belles statues et les beaux édifices, ne rêvait pour Rome qu’embellissemens : tous deux avaient des goûts artistes, ce qui les rapprochait; mais dans la pratique le point de vue était tout différent. La femme ne songeait qu’à son agrément personnel, au luxe particulier de sa maison, tandis que lui, dont les préoccupations ne cessaient de s’étendre au-delà de la vie privée et d’embrasser l’état, n’aimait les arts que pour les avantages publics qu’ils procurent, et dépensait sa fortune à bâtir des portiques, des temples et des thermes, à construire des aqueducs, à planter des jardins où les statues, les fresques, naissaient et se multipliaient sous la pluie d’or.

Ce malheureux hymen commença pourtant par donner de beaux fruits : Caïus d’abord, Lucius ensuite, puis Julie, puis Agrippine. Auguste voyait s’accomplir ses vœux les plus chers. Sur-le-champ il adopta ses petits-fils, assurant ainsi la succession au trône dans