Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/541

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ondes sonores, les échos du passé sous forme de ballades et de complaintes, lui fut révélée tout à fait par la veuve du capitaine baleinier Legorec, la virtuose de l’île. L’ayant entendue jouer du piano, Job en prit une sorte de langueur qui fut attribuée à l’amour. Il ne fit pas, comme les autres, le tour du monde pour gagner de l’argent, il vendit au contraire une pièce de terre pour faire son tour de France, et revint le gousset vide, mais avec un violon dont il jouait comme Mme Legorec n’avait jamais su jouer de son fameux piano.

Bientôt le bruit parvint jusqu’au recteur que le dimanche après vêpres la jeunesse se réunissait pour sauter sur le Crech’ Simon, devant le menhir mutilé qui servait de trône au violoneux, — que le bal, contre lequel il avait les plus sombres préjugés, devenait le plaisir favori de ses jeunes paroissiennes. Il alla une fois écouter l’instrument séducteur, et déclara en se bouchant les oreilles qu’on ne pouvait entendre de pareils sons sans avoir l’âme ouverte aux pièges du malin. — Cette ivresse-là, dit-il, est autrement dangereuse que celle du vin, que dis-je? un pareil violon est pire qu’un livre, car il sait dire des choses pour lesquelles il n’y a point de mots. — Les jeunes filles versèrent quelques larmes, les garçons allèrent prendre leur revanche au cabaret; mais l’obéissance l’emporta, et on ne dansa plus le dimanche : seulement le recteur savait trop bien qu’on se disputait aux veillées Job et son violon ; il savait que, la curiosité ayant été excitée par le bruit de cette lutte entre l’église et l’art, les bourgeois faisaient venir le violoneux. On le demandait à Paimpol, plus loin encore, pour les noces, et des Parisiens de passage avaient loué son talent d’improvisateur en l’engageant à se produire sur un vaste théâtre; mais Job tenait à la maison de ses aïeux, où lui étaient nés trois beaux enfans, il tenait au coin de terre qui lui eût donné de quoi vivre, n’eût-il pas eu d’autres ressources; il aimait Bréhat, où il était né, il aimait la mer pour mêler à sa chanson celle de son violon, que les vagues elles-mêmes semblaient écouter parfois adoucies et charmées. Le démon qui était en lui continua donc de s’acharner à la perte du troupeau de l’abbé Clech, au lieu de se précipiter avec ses pareils, comme l’eût souhaité le saint homme, dans l’enfer de Paris.

Habitant la côte, non loin du passage de l’Arcouest, j’allais souvent chasser à Bréhat le canard ou la bernache. Je marchais des journées entières le long des grèves, m’arrêtant de temps à autre pour répondre au salut d’un douanier, au sourire calme et patient d’une de ces femmes laboureurs qui se traînent ployées sous le goëmon qu’elles sont allées disputer aux vagues pour suppléer à l’insuffisance des autres engrais. D’ordinaire je faisais halte chez