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fusées à la congrève que lançaient les Anglais ; cet engin était plus bruyant que redoutable. Il ne faut pas oublier les braves femmes de marins qui venaient, même aux endroits les plus exposés, apporter au père ou au mari leur modeste repas. Sans peur, elles s’asseyaient auprès des gros canons, mangeaient avec leurs hommes, souvent aussi pleuraient avec eux sur la petite maison brûlée, un brave disparu, un petit enfant tué par quelque projectile égaré. « Puis la femme de matelot s’en retourne tranquillement avec ses assiettes, sans presser le pas, essuyant ses yeux. Elle ne tressaille pas au sifflement des boulets. » Les horreurs du siège ne la surprennent pas ; elle s’est habituée, pendant les tempêtes de la Mer-Noire, à trembler pour son mari absent. Dans cette belliqueuse cité, même les enfans ne discontinuaient pas leurs jeux. « Je m’arrêtais malgré moi, dit Rosine, à les considérer : divisés en deux partis, ils élevaient des retranchemens de neige avec des embrasures, se lançaient mutuellement des os creux remplis de poudre. Une mèche déterminait l’explosion de ces ingénieux projectiles. Les éclats d’os, après l’explosion, blessaient jusqu’au sang nos jeunes héros. — Blessé, Egorka ! blessé ! — criait la troupe, et l’on traînait Egorka à une sorte d’ambulance où de petites filles, en qualité de sœurs de charité, l’entortillaient de chiffons. »

Ce tableau de la vie guerrière en Crimée serait incomplet, si l’on ne parlait des prisonniers. Nos officiers furent traités dans les villes russes avec bienveillance et respect. Sur les vaisseaux de la rade, les officiers de la garnison faisaient avec eux la conversation en français et leur servaient de partenaires aux jeux. Les prisonniers russes n’eurent pas non plus à se plaindre de nous. On leur donnait une solde égale à celle de nos officiers du même grade, outre le secours que leur faisait parvenir leur gouvernement. Leurs soldats étaient nourris comme les nôtres ; seulement ils trouvaient le pain trop blanc et regrettaient le pain noir du village et du régiment. Le récit du capitaine Dechtchinski, fait prisonnier aux Ouvrages-Blancs, donnera une idée des impressions que nos adversaires ont rapportées de leur captivité chez les Français. À peine arrivé au camp ennemi, on désigna à ses camarades et à lui un certain nombre de tentes autour desquelles on plaça des factionnaires. Ils reçurent presque aussitôt la visite d’officiers français qui leur offrirent leur propre lit et les invitèrent à dîner. Le lendemain, ils arrivèrent aux quartiers de la garde impériale : ils y furent également entourés des officiers de ce corps, qui leur firent compagnie toute la journée. Un aide-de-camp de Pélissier leur apporta 200 francs par tête pour leurs emplettes les plus nécessaires et se chargea de leurs lettres, qu’on devait rendre à Sébastopol par la voie des parlementaires. Le jour de leur départ, un régiment de la garde impériale leur offrit un repas d’adieux.