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subordonnés. Le lendemain, comme je passais devant cet homme, il se jeta à mes genoux en criant : — Grâce, grâce, je vous ai trompé en ne vous disant pas que j’étais un détenu! — Après lui avoir adressé une réprimande, je priai Nakhimof de le faire passer à la compagnie d’ouvriers et de lui laisser sa croix, qu’il avait réellement bien méritée. Mon protégé ne jouit pas longtemps de ses nouveaux droits. Quelques jours après, il eut les deux bras emportés et fut dirigé sur Nicolaïef. Peu de temps avant sa mort, apprenant que j’étais aussi à Nicolaïef par suite d’une blessure, il demanda à me voir. Quand j’approchai de son lit, il se mit à pleurer, à remuer ses épaules mutilées comme pour me tendre ses bras. Mon cœur se serra, je l’avoue, devant un si profond sentiment de reconnaissance chez l’ancien détenu qui avait si glorieusement racheté son passé. »

Dans la population civile, il faut citer en première ligne les courageuses femmes qui se dévouèrent au soulagement des blessés et des malades. Toutes les dames de la ville se montrèrent noblement : dès qu’elles apprenaient que quelqu’un de leurs amis ou de leurs connaissances était blessé, elles couraient à l’ambulance avec du linge, de la charpie et des cordiaux; mais les auteurs de ces récits ont surtout conservé le souvenir de la sœur Prascovia Ivanovna. Dans sa jeunesse, elle avait vécu à la cour, et les jeunes officiers recherchaient sa société. « Elle m’aime beaucoup, écrivait Lesli, parce que je badine volontiers avec elle. Je l’ai priée, puisqu’elle connaît la cour, de me trouver une riche et jolie fiancée. Ne suis-je pas un marin de la Mer-Noire? Elle me l’a promis et m’a invité, quand j’irais à Saint-Pétersbourg, à descendre chez elle. Elle dit qu’elle veut fermer sa maison à tous les civils et n’y recevoir que des officiers de marine. C’est étrange de voir ainsi une femme sous les boulets sans témoigner la moindre crainte. C’est un héros! » Aussi eut-elle le sort de beaucoup des héros dont elle partageait les dangers. Elle fut écharpée par une bombe au pied de la tour Malakof.

Tous les habitans n’avaient pas fui. Il restait d’abord beaucoup de marchands et de restaurateurs; « il restait notamment, raconte Zaroubaef, un certain cocher, toujours ivre, qui deux fois par jour nous apportait du pain frais. Il était accompagné de sa fille, charmante enfant de dix ans. Quelque épouvantable que fût la canonnade, ils arrivaient toujours à heure fixe au bastion. La fillette fut tuée vers la fin du siège. » Encore pendant l’été on voyait les dames se promener dans les rues et sur les boulevards, leur ombrelle à la main. Au tournant des rues les plus dangereuses, des sentinelles indiquaient aux passans la direction des projectiles. Tous les soirs, il y avait musique auprès du monument de Kazarski. Quand tombait une bombe, les dames fuyaient en poussant de petits cris d’effroi pour revenir un instant après ; elles avaient surtout grand’peur des