Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/528

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fatal. Par la miséricorde de Dieu, j’étais sain et sauf, et tous admiraient comme le Seigneur m’avait préservé. » La croix qui surmontait l’église de l’hôpital inspirait aux soldats une confiance particulière; elle avait survécu à tant de canonnades! Chaque jour, passant devant l’église et voyant la croix encore debout, ils se signaient joyeusement : « Tant qu’elle y sera, disaient-ils, tout ira bien. » Lors du dernier bombardement, elle fut emportée avec le clocher : « Frères, murmuraient-ils, maintenant cela va mal. » C’était en effet le présage de la catastrophe prochaine.

Le soldat russe est gai par momens; mais sa gaité différait de celle du zouave, de l’enfant de Paris. Sébastopol ne paraît pas avoir eu de théâtre où débutaient des ingénues à tous crins. En revanche, le paysan, le soldat de la Moscovie et de l’Oukraine, a conservé le trésor inestimable des poésies et des contes populaires. A Silistrie, une partie des hommes creusaient la tranchée, tandis que les autres « chantaient des chansons qu’accompagnait le tambour. » On faisait son métier de brave sur un rhythme héroïque, en écoutant les exploits des vaillans d’autrefois, les bogatirs de la vieille Russie. Au bastion, dans les blindages, comme à la veillée des villages, il était bien rare qu’un conteur ne réunit pas autour de lui un cercle d’auditeurs. Il disait surtout l’histoire du soldat ivrogne, fainéant, joueur, mauvais sujet, mais qui malgré tout cela était un brave et digne garçon qui après sa mort trouva moyen de surprendre l’entrée du ciel. Si un obus tombait dans la marmite au gruau, on se consolait du dîner compromis avec des calembours : il y avait si rarement occasion de rire dans ce sombre Sébastopol! Les soldats avaient trouvé des mots divertissans pour tous les projectiles que l’artillerie alliée leur envoyait si libéralement. Le boulet s’appelait un choucas, un paquet de grenades une escouade, les projectiles de plomb, à l’aide desquels les Anglais essayaient de défoncer les blindages, les lourdauds de Lancastre, les bombes qui en ricochant semblaient galoper, laissant traîner derrière elles comme une queue lumineuse, des étalons, etc. Un Anglais, pour les soldats russes, était toujours un milord ; ils ne tarissaient pas en plaisanteries sur le costume étrange des highlanders. « Voyez-vous les drôles d’hommes? s’écriaient-ils; il paraît que la reine n’avait pas assez de drap pour leur faire des pantalons! » Les zouaves ne furent d’abord pour eux qu’une variété de Turcs. Il se forma chez les Eusses une bizarre légende sur le nègre blanc qui n’avait qu’un œil et qui, après avoir servi dans l’armée de Pharaon, avait passé la mer pour assiéger Sébastopol : souvenirs incohérens sans doute des imprécations bibliques que leurs prêtres avaient lancées contre nous! Quelquefois ils se divertissaient, pour chasser l’ennui et « amuser le Français, » à lancer un cerf-volant avec une caricature