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ennemis de ramper jusqu’à nous et leur montraient des bidons pleins d’eau ; plusieurs parvinrent à descendre la nuit sur le glacis pour soulager les malheureux ; ils en amenèrent quelques-uns à nos ambulances. » En ces circonstances, ordinairement on convenait d’un armistice. Le drapeau blanc, à l’heure fixée, était arboré sur les bastions russes et les retranchemens français. Des soldats sans armes formaient de part et d’autre un double cordon : l’espace entre les deux lignes était réputé neutre et chacun pouvait y ramasser les siens. L’armistice arrivait souvent trop tard pour sauver beaucoup de blessés ; le froid ou la chaleur extrême les achevait. En été, les vers se mettaient dans leurs plaies, et les essaims de mouches tourbillonnaient autour d’eux. « Il arrivait parfois, raconte Korjénevski, que les soldats russes, en enlevant les corps, en trouvaient encore de chauds. — Voyez donc, s’écriaient-ils en leur posant la main sur le cœur, il vient seulement de passer. Dieu le reçoive en son royaume ! — Et ils faisaient le signe de la croix sans distinguer s’il s’agissait d’un Français ou d’un de leurs frères. »

Ces armistices étaient des occasions de rapprochement entre les deux armées. Pendant que les brancardiers étaient à l’œuvre, on se hâtait de fraterniser. La conversation commençait par des présentations, on échangeait des cartes de visite. Les rapports étaient encore plus cordiaux lorsqu’on apprenait qu’on avait affaire à l’officier qui commandait la batterie dont on recevait le plus de projectiles. On se faisait montrer les chefs les plus renommés : nos compatriotes demandaient où était Khroulef, et nos ennemis où était Bosquet. On causait ainsi familièrement, on s’offrait des cigares, on se portait des toasts avec le Champagne. Au témoignage des Russes, tandis que leurs officiers arrivaient en capotes souillées de la boue du rempart, les nôtres avaient des uniformes bien nets et même des gants glacés. Les Français étaient naturellement de meilleure humeur après un succès comme celui des Ouvrages-Blancs ; après l’échec de Malakof, comme le remarquent non sans malice nos adversaires, « de dessous leurs sourcils, ils regardaient d’abord avec un air farouche, » mais les prévenances des Russes les avaient bientôt rassérénés. Nos adversaires trouvaient les Français plus communicatifs, plus sympathiques que les Anglais. « Un fait prouvera, dit Rosine, combien les Français ont plus de délicatesse que leurs alliés. Un général anglais, dirigeant une grande lunette vers nos ouvrages, les examinait attentivement. Un général français s’approcha de lui en toute hâte et lui parla avec véhémence. Il semblait qu’il voulût lui arracher cette lunette. À la fin, l’Anglais murmura je ne sais quoi et se retira d’un air irrité derrière la ligne de démarcation. Quelques officiers français qui avaient assisté à la scène s’élevaient fortement contre cette violation des lois de la guerre, et