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dans un sac à pain qu’on jetait à côté des cadavres. En suivant tel de ces récits pris au hasard, on voit que le narrateur est presque toujours, à la fin, resté seul de tous les officiers qui ont commencé le service avec lui; encore ne s’en est-il pas toujours tiré sans égratignures. On ne peut imaginer ce qu’était un bastion russe dans les derniers jours du bombardement. « Le soleil, dit le commandant Drachenfels, par le jour le plus pur, était éclipsé par la fumée, la poussière, la terre, les éclats de projectiles et autres objets semblables qui littéralement emplissaient l’atmosphère. Nos ouvrages avaient été si diligemment labourés qu’une bombe s’y enfonçait profondément, projetait au loin dans son explosion une masse de terre, et nous mitraillait de cailloux et de gravier. J’avais le visage tout ensanglanté, les bras et les jambes tout meurtris des pierres qui volaient de toutes parts. » Quand la nuit tombait et que le tir de l’ennemi devenait plus incertain, il ne faut pas imaginer qu’on se croisât les bras. Ne fallait-il pas réparer les dégâts occasionnés aux ouvrages, renforcer le parapet dégradé, dégager les embrasures comblées, recharger la terre sur le blindage des poudrières, recompléter l’approvisionnement en poudre et projectiles, changer les pièces mises hors de service, éteindre les incendies, enlever les morts? Souvent le bruit de toutes ces besognes attirait l’attention des artilleurs ennemis. On montait une lourde pièce aux remparts; les soldats épuisés poussaient aux roues. « Une! deux! » criaient-ils pour s’enlever. Aussitôt, comme si on les eût appelées, arrivaient sur le groupe une demi-douzaine de bombes. Le lieutenant-colonel Rosine raconte que, la veille du grand assaut, la mise en batterie d’une seule pièce lui coûta quarante hommes. Et pourtant c’étaient des grenadiers, la joie et l’orgueil du tsar Nicolas, de ceux qu’il contemplait avec amour aux manœuvres de Krasnoé-Sélo et auxquels un jour il avait dit : « Merci ! » — Quand on avait bien réparé le dégât, le lendemain recommençait semblable à la veille. De nouveau on se retrouvait sous le « feu d’enfer; » de nouveau il fallait charger, pointer, refouler. Et bombes d’éclater, et boulets de siffler, et soldats de tomber. On était las d’entendre le guetteur crier : «Pour nous ! gare la bombe! » De fatigue et d’insomnie, les soldats et les officiers dormaient debout adossés au parapet, sans plus se soucier des explosions et des projectiles que s’ils n’eussent entendu qu’en rêve l’épouvantable canonnade. On sommeillait près d’une embrasure au risque d’avoir vingt balles dans la tête; on ne se réveillait même pas lorsque le canon vous tonnait aux oreilles. Mourir, soit ; mais dormir! « Au rempart, chez soi, que l’on causât, qu’on lût, à table, au lit, toujours les mêmes détonations, les mêmes gare ! gare! toujours et toujours le danger! Et cela le jour après la nuit, la nuit