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le plus de victimes : les soldats n’étaient pas encore familiarisés avec la configuration du terrain, la disposition des abris, la direction des batteries ennemies, les endroits découverts à éviter, la gymnastique à pratiquer pour décliner les projectiles. On avait installé en haut des parapets des guetteurs qui, armés d’une lunette et couchés à plat ventre, surveillaient le tir des Français et avertissaient leurs camarades. On entendait constamment crier : « Une bombe ! pour la batterie Gervais ! — un boulet ! pour le Quatrième ! — Pour nous ! gare la bombe ! » Ces renseignemens connus, voici comme un nouvel arrivé raconte la leçon de prudence que lui donna un ancien de ses amis : « Savez-vous ce qu’il faut faire, me demanda le major, quand une bombe tombe auprès de nous? — Je le sais, répondis-je; il faut se coucher à terre le plus près possible de la coquine. » — À ce moment, le guetteur le plus rapproché cria : « Une bombe!... » et après un instant de silence il cria encore de toute la force de ses poumons : « Pour nous!... gare la bombe! — Oui, reprit de son ton le plus paisible le major, elle arrive droit sur nous. La voyez-vous? — Non, répondis-je, j’ai la vue faible et ne puis soutenir l’éclat d’un ciel clair. — C’est un malheur, dit-il. Alors permettez-moi de vous gouverner à ma fantaisie. » Il me prit par le bras droit, et, suivant des yeux le projectile, il commença de manœuvrer d’un côté et de l’autre. Tout à coup il me poussa brusquement sur la droite, et au même instant sur ma gauche, à deux ou trois pas de moi, gronda une bombe. Le sol trembla, deux planches de la plate-forme sautèrent ; nous nous jetâmes à terre. La visiteuse s’agitait sinistrement dans le nid qu’elle s’était creusé. Je retins ma respiration, et, faisant le signe de la croix, je rampai vers elle sur le côté pour raccourcir encore la distance qui m’en séparait. Une explosion soudaine m’étourdit. Les éclats vibrèrent et chantèrent à mes oreilles. Tout couverts de poussière, nous nous remîmes sur pied, nous regardant l’un l’autre, sans pouvoir de quelques minutes échanger une parole. « Mes félicitations! me dit alors le major. Vous venez de recevoir le baptême de feu : vous voilà membre de la confrérie sébastopolienne. Moi qui, je puis le dire, ai vieilli dans ce siège, je n’ai pas encore vu de si près l’hôte désagréable. »


II.

La vie de bastion était commencée : vie de privations, de fatigues, d’insomnies. Il fallait voir tomber autour de soi ses camarades, ses amis. L’un avait les deux jambes emportées, un autre la tête broyée, un troisième était réduit en sanglante bouillie. On ramassait ses débris