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sépare le principe enivrant que contient le vin, l’alcool, qui, teinté ou aromatisé de diverses façons, possède sous un volume plus faible une activité plus grande. L’alcool a les défauts du vin, il n’en a point les vertus. En effet, dans cette opération de la distillation, toutes les substances qui donnaient au vin une valeur hygiénique et alimentaire ont disparu; le tannin, les tartrates, les phosphates, les acides végétaux, sont restés comme résidus. La production des esprits de vin, tout en favorisant l’ivrognerie, n’aurait pas suffi à lui donner le développement qu’elle a pris, sans le concours d’une circonstance bien plus importante, la découverte des alcools de pomme de terre, de betterave, de riz, de seigle, de maïs. Les eaux-de-vie, le cognac, la fine champagne, l’armagnac, ont toujours été d’un prix élevé qui en empêchait la diffusion. Les alcools de grains au contraire n’ont qu’un prix avili, la production en est illimitée. Dès lors l’abus des spiritueux ne rencontrait plus d’obstacles ; sans compter les dispositions morales du buveur et la puissance des habitudes vicieuses, tout conspirait à l’extension de l’alcoolisme : l’activité enivrante, l’abondance et le bon marché de la liqueur.

Cela même n’était pas encore assez. Les alcools, qui sont la base des liqueurs spiritueuses, s’y trouvent le plus souvent mélangés à des substances nuisibles par elles-mêmes : les unes, comme l’absinthe, y sont introduites à dessein; les autres, telles que les huiles empyreumatiques de l’eau-de-vie de betterave et de l’eau-de-vie de pomme de terre, y persistent malgré les efforts du fabricant. Ces principes possèdent une odeur extrêmement pénétrante; ils communiquent aux eaux-de-vie de grains une sorte de bouquet désagréable qui offense le goût le moins délicat. Le distillateur s’ingénie à le dissimuler par mille pratiques : il ne livre l’alcool à la consommation qu’après l’avoir mélangé, coupé, transformé en liqueurs, — le kirsch, le bitter, le genièvre, — dont l’amertume ou la force couvre tous les autres défauts. Si l’on en croit le témoignage des médecins, ces élémens accessoires seraient loin d’être innocens; ils contribueraient à revêtir l’ivresse d’un caractère plus terrible, ils expliqueraient la variété des formes qu’elle présente de nos jours et surtout la différence avec l’ivrognerie ancienne. On est tenté d’accepter cette manière de voir, si l’on tient compte des expériences et des observations récentes de M. Magnan[1], qui ont mis en lumière les propriétés toxiques de l’essence d’absinthe et les accidens qu’elle provoque chez beaucoup de buveurs. D’ailleurs on sait dans les centres vinicoles que les dégustateurs ne peuvent plus supporter impunément le même nombre d’expertises qu’à l’époque où les al-

  1. Les diverses formes du délire alcoolique, par le docteur Magnan, Paris 1874; Delahaye.