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rant. N’est-il pas à craindre que les noirs de Cuba, eux aussi, à peine débarrassés de leurs fers, ne se réfugient dans les parties boisées et montagneuses de l’île pour y reprendre leur vie sauvage et de là semer la terreur dans tout le pays ? La situation n’est donc pas sans périls, et il y aura sans doute pour les créoles une crise douloureuse à traverser ; mais ils se trouvent dans des conditions bien meilleures que les autres états hispano-américains pour prospérer et grandir. La richesse de leur sol est proverbiale : « sèmes-y des cailloux, dit l’Espagnol, tu récolteras de l’or. » Malgré la guerre qui depuis 1868 ravage les deux tiers du pays, le chiffre de l’exportation annuelle s’est élevé à 500 millions de francs. Toutes les cultures, et les plus riches, le riz, le coton, le café, le tabac, y réussissent admirablement ; néanmoins c’est encore le sucre qui donne les meilleurs produits : à Cuba, le sucre est roi ; à lui seul, dans les bonnes années il a fourni pour 375 millions à l’exportation. Or un dixième de l’île à peine est aujourd’hui cultivé. La population, qui compte en tout de 16 à 1 800 000 âmes, blancs et noirs compris, pourrait facilement monter à plusieurs millions. Que le planteur cubain sache attirer de ce côté les travailleurs de tout pays, qu’il prenne les précautions nécessaires pour conjurer dans la mesure du possible les différentes maladies, choléra, vomito, fièvre jaune, qui effraient les Européens, à coup sûr les bras ne lui manqueront pas. La population nègre se fondrait bien vite dans les flots toujours croissans de l’immigration étrangère, et du même coup serait ainsi résolue la double question économique et sociale que va soulever l’abolition de l’esclavage. Quant à la question politique proprement dite, les trois Antilles espagnoles, Cuba, Porto-Rico, Saint-Domingue, unies par tant de liens, voudraient plus complètement encore fondre leur destinée. Cette solution compte de nombreux partisans parmi les patriotes des trois pays, et ils y voient pour eux une garantie de grandeur future et de sécurité. Quoi qu’il arrive d’ailleurs, que Cuba demeure isolée, ou qu’elle s’unisse à ses deux voisines et forme avec elles une république fédérative où son étendue, sa position, sa richesse, lui donneraient nécessairement la prépondérance, — pour peu qu’elle sache user prudemment de la liberté, elle semble appelée à un brillant avenir. À défaut d’autre titre, sa persévérance et son courage le lui ont presque mérité.

L. Louis-Lande.