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tection. C’était un peu tard, car personne plus que lui et son père Nasroullah n’avait contribué à affaiblir ce souverain. D’ailleurs il s’imaginait volontiers que ses soldats étaient les dignes descendans des compagnons de Tamerlan qui avaient détruit jadis les armées moscovites. Cette croyance était générale sur les bords du Zerefchan; qui eût osé apprendre à ce puissant émir que les troupes russes combattaient sans désavantage contre des bataillons ousbegs dix ou quinze fois plus nombreux ! Mozaffer-Eddin se mit en campagne, et naturellement il se fit battre à Yerdjar le 20 mai 1866. Il y perdit ses équipages, son artillerie, et s’en échappa lui-même à grand’peine. Cependant, comme il ne s’avouait pas battu, les hostilités continuèrent encore quelques années. En mai 1868, le général Kauffmann s’empara de Samarcande; puis, quelques semaines plus tard, il anéantit une seconde fois l’armée bokhariote à la bataille de Serpoul. Mozaffer comprit qu’il était temps de se soumettre. Le vainqueur ne lui imposa pas du reste des conditions trop dures. Les Russes gardaient Samarcande; pour eux, c’était le principal, car ils prenaient ainsi position au cœur du Turkestan et s’y trouvaient en mesure d’imposer leurs volontés dans tout le bassin de l’Oxus.

Mozaffer-Eddin aura été le dernier souverain indépendant de la Bokharie; à partir du jour où le représentant du tsar lui a dicté la paix, ce successeur de Timour et de Gengis-Khan, cet émir que M. Vambéry avait vu encore si puissant en 1863, n’a plus été qu’un vassal de la Russie, comme le nizam du Deccan et le rajah de Mysore sont des vassaux de la Grande-Bretagne. C’est peut-être le dommage le plus grave qu’ait reçu depuis des siècles le monde musulman. Bokhara, qu’on ne le perde pas de vue, était en ces derniers temps le repaire de l’islamisme, c’était de là que tous les enthousiastes recevaient leurs inspirations par le canal des innombrables pèlerins qui, de l’Asie centrale, se rendent à La Mecque, à Médine ou à Constantinople. La Turquie, l’Egypte, la Perse, mêlées aux affaires européennes, ont adouci, sans peut-être s’en douter, cette théologie fanatique, cet ascétisme de mauvais aloi que les écoles de la noble Bokhara enseignaient encore, et dont les mollahs du Zerefchan, bien plus, dont les émirs de la Transoxiane étaient restés les patrons convaincus.

Ce qu’il y a de singulier dans cette histoire des conquêtes russes au cœur de l’Asie, c’est le défaut d’entente entre tous ces souverains de même religion, de même race, qui n’ont pas senti un seul jour que réunis ils pouvaient offrir une résistance sérieuse à l’invasion européenne. En contact avec trois puissances occidentales, la Grande-Bretagne, la Russie et la Turquie, la Perse sait bien, elle, avoir une