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du funeste milieu où la vengeance du marquis pouvait toujours l’atteindre.

« Arrivé à Londres, Richard courut chez sa sœur pour avoir des nouvelles de Fanny ; mais au lieu d’une lettre d’elle il trouva une lettre de faire part de sa mort. En outre lady C…, qui était en relations avec la marquise douairière de Mauville, avait reçu deux mois auparavant une lettre de cette dame où elle annonçait sur un ton de consternation glacée que sa belle-fille, en état de grossesse, ayant été fort imprudemment et contre son gré faire des emplettes à Bordeaux, y était morte avec l’enfant dont elle était enceinte. La douairière n’élevait aucun doute sur la légitimité de cet enfant. Il est probable qu’elle tenait à éviter toute nouvelle cause de rencontre fâcheuse entre son fils et sir Richard. Celui-ci fut complétement trompé par cette version, qu’il ne pouvait vérifier, et qui avait toutes les vraisemblances pour elle. Comme la douairière ajoutait en post-scriptum que son fils était comme fou de douleur, Richard vit là un appel à sa générosité et prit la résolution de ne point se venger. Il se persuada même que le marquis avait cru tirer sur un voleur introduit dans son parc, qu’il n’avait jamais douté de la fidélité de Fanny, et que cette malheureuse femme était morte par accident avant d’être mère.

« Écrasé de douleur, il entreprit alors les grands voyages qui l’ont distrait et soutenu durant de longues années. Il m’a confié la vérité sur ses véritables sentimens dans le passé. Il avait aimé Fanny avec plus d’emportement que de tendresse, mais du jour où elle lui avait donné l’espoir d’être père il s’était consacré entièrement à elle. Il avait aliéné entre les mains de sa sœur la liberté de son avenir afin d’obtenir d’elle les moyens d’enlever Fanny et de lui assurer en Amérique une existence aisée avec son enfant, qu’il se flattait d’élever. Depuis la catastrophe, sa vie avait été un long remords, et il n’avait aimé aucune femme. Il n’avait vu en Manoela vendue par son père que l’occasion d’une bonne œuvre expiatoire, et plus tard, comme je te l’ai dit, comme il le répète souvent, l’illusion de la paternité.

« Il me reste à te dire comment sir Richard a reconnu Jeanne pour sa fille avant de rien savoir. Aussitôt que tu lui eus rappelé mon nom, il résolut de me voir afin de recueillir quelques détails sur les derniers momens de Fanny. Il ne pensait pas que j’y eusse assisté ; mais je pouvais savoir quelque circonstance qu’on l’avait forcé d’ignorer. Il n’eût osé questionner aucune autre personne, dans la crainte d’éveiller des soupçons sur la mémoire de cette malheureuse femme.

« Donc, aussitôt qu’il eût rendu les derniers devoirs à sa sœur, il partit pour Bordeaux, mais non sans faire un détour pour venir me