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nant pour type l’histoire de Jean Valjean, il a surpassé le modèle. La situation de Gauvain est bien autrement compliquée que celle du vieux forçat; les délibérations de sa conscience devaient être bien autrement poignantes. Dans cette casuistique où des obligations contradictoires se heurtent tragiquement et où il s’agit de découvrir laquelle doit être subordonnée à l’autre, les devoirs entre lesquels hésite le jeune chef républicain touchent à de bien plus grands intérêts que les devoirs dont se tourmente la conscience de Valjean. De ces deux tourmenteurs d’eux-mêmes, l’un n’engage que des intérêts privés, s’il se trompe; l’autre, s’il choisit mal, compromet des intérêts publics. Et quels intérêts? L’humanité d’une part, de l’autre la révolution. Laissera-t-il le chef vendéen prendre l’avantage sur la révolution par la supériorité du sentiment humain? Ou bien, égalant l’humanité du marquis de Lantenac et par là sauvant l’honneur de son parti, s’exposera-t-il à trahir la France? La peinture de ces perplexités fait honneur à M. Victor Hugo. On n’admire pas seulement dans ces pages la puissance de l’écrivain; on est touché, on est ému, on sent ce que l’auteur gagnerait à quitter les marais ténébreux de la démagogie pour reprendre possession des domaines de l’âme. La fin de la scène est digne de ce grand débat. Gauvain est entré la nuit dans le cachot du prisonnier; le marquis, sans attendre que son neveu ait ouvert la bouche, se donne la jouissance de lui faire sentir la pointe acérée de son ironie. Outrage et persiflage, c’est bien la vengeance d’un grand seigneur. Quelle haine sous cette politesse! Ou plutôt haine et colère sont passées, il n’y a plus que du mépris. Gauvain écoute tout, souffre tout, calme, serein, transporté dans les hautes régions de l’esprit par la résolution qu’il vient de prendre, et quand le marquis a terminé son invective, il lui donne la liberté. Avant que Lantenac stupéfait ait eu le temps de se reconnaître, Gauvain lui a jeté sur .les épaules son manteau de commandant, lui a rabattu le capuchon sur la tête, et l’a poussé dehors. Les sentinelles croiront que c’est le commandant qui sort, l’obscurité fera le reste. Gauvain est dans le cachot à la place de Lantenac, Gauvain est prisonnier de Cimourdain et promis dès le lendemain à la guillotine; il apprendra par sa mort à Cimourdain son maître que « l’absolu de l’humanité est supérieur à l’absolu de la révolution. »

On ne peut méconnaître ici, dans l’intention au moins, des beautés du premier ordre. D’où vient donc que le récit, sauf en un petit nombre de pages, nous laisse toujours froids? C’est que le naturel y fait absolument défaut. Quand l’auteur a un sentiment juste, les images violentes ne tardent guère à l’étouffer. N’espérez pas trouver chez lui cette aisance, cette liberté de l’art qui est le signe des grands conteurs; tout est contraint, haletant, amené de force et de