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Craon, Fougères à M. Dubois-Guy, et toute la Mayenne à M. de Rochambeau… » On ne saurait être plus précis. Toutefois ce n’est pas encore assez ; après la géographie, la statistique : « Vous qui êtes ici et qui m’entendez, vous nous avez traqués dans la forêt et vous nous cernez dans cette tour ; vous avez tué ou dispersé ceux qui s’étaient joints à nous ; vous avez du canon, vous avez réuni à votre colonne les garnisons et postes de Mortain, de Barenton, de Teilleul, de Landivy, d’Évran, de Tinténiac et de Vitré, ce qui fait que vous êtes quatre mille cinq cents soldats qui nous attaquez, et nous, nous sommes dix-neuf hommes qui nous défendons. » Voilà ce qui s’appelle un rapport militaire scrupuleusement circonstancié ; quel officier d’état-major que ce paysan ! Si l’assiégeant ne sait pas tout ce qui l’intéresse, ce ne sera pas la faute de l’assiégé. Et croyez-vous que tout soit fini ? Pas le moins du monde. J’indique et j’abrège, l’auteur ne nous fait grâce de rien. L’Imânus, du haut de la tour, continue de fournir à l’ennemi les renseignemens les plus précieux : « Vous avez réussi à pratiquer une mine et à faire sauter un morceau de notre rocher et un morceau de notre mur. Cela a fait un trou au pied de la tour, et ce trou est une brèche par laquelle vous pouvez entrer… » Vraiment il parle d’or ! Je m’aperçois pourtant que l’illustre écrivain a oublié une figure de sa rhétorique, une table de son mécanisme, une octave de son clavier, on n’a pas encore vu le dénombrement des dix-neuf. Patience, le voici : « D’abord, monseigneur le marquis, qui est prince de Bretagne et prieur séculier de l’abbaye de Sainte-Marie de Lantenac, où une messe de tous les jours a été fondée par la reine Jeanne, ensuite les autres défenseurs de la tour, dont est M. l’abbé Turmeau, en guerre Grand-Francœur, mon camarade Guinoiseau, qui est capitaine du camp-vert, mon camarade la Musette, qui est capitaine du camp des fourmis, et moi, paysan, qui suis né au bourg du Daon, où coule le ruisseau Moriandre. » Tout cela pour arriver à dire : Nous avons dans cette tour trois petits enfans que vous aimez ; laissez-nous sortir, nous vous rendrons les enfans. « Vous voulez dire : il pleut, dites il pleut. » C’est la recommandation que La Bruyère adressait aux parleurs alambiqués de la cour et de la ville ; il ne se doutait pas que nous serions obligé de l’adresser un jour à l’un des plus farouches soldats d’une guerre fratricide. Quoi ! le ruisseau Moriandre, et le camp-vert, et le camp des fourmis, et le prieur séculier de l’abbaye de Sainte-Marie, et la messe, la messe de tous les jours fondée par la reine Jeanne, tous ces détails, toutes ces indications précises, toutes ces choses qui sentent le greffier, le tabellion ou le pédant, c’est un paysan qui les débite sans sourciller, et à quel moment, je vous prie ? Quand la mort plane sur la tour et qu’il n’y a qu’un mot qui