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inspirations soutient l’ardeur de la critique, que la fête est finie, que la journée du poète décline, que son âme est emprisonnée dans les passions politiques, qu’il n’y a plus à suivre le génie dans les airs, puisqu’il a replié ses ailes et qu’il consent à vivre dans cette geôle?

En lisant le récit que M. Victor Hugo a intitulé Quatre-vingt-treize, j’ai senti que ces réflexions n’étaient pas absolument exactes. Les procédés sont toujours les mêmes et le fond de l’inspiration n’a pas changé ; cependant il serait injuste de dire qu’il n’y a rien de nouveau dans les intentions de l’auteur. Dès le début, on sent le désir de faire briller à travers cette époque sanglante un rayon d’humanité. Il y a aussi comme un effort pour se montrer impartial, non pas entre les idées aux prises, mais entre les hommes qui les représentent. Les personnages attachés à l’ancienne France, ceux qui restent fidèles à leur foi monarchique et religieuse, ne sont pas tous dans ce tableau du poète des êtres bornés, des cerveaux étroits et sombres, des âmes obstinément fermées à toute lumière; les hommes de 1793 ne sont pas toujours des êtres plus grands que nature, des créatures privilégiées qui, vivant dans la clarté de l’apocalypse révolutionnaire, n’ont plus rien à apprendre pour devenir la plus haute expression de notre race. Il faut remercier l’auteur de cette condescendance; vraiment il est bon prince. Il semble avoir écrit ces trois volumes précisément dans le dessein d’enseigner à un de ses héros les plus chers que, si la révolution est au-dessus de tout, l’humanité est au-dessus de la révolution. On devine enfin dans ce livre une certaine intention de montrer ce que devient au milieu des violences démagogiques le pauvre peuple, le peuple d’en bas, celui qui vit tout près de la nature, naïf, confiant, n’ayant d’autre souci que la tâche de l’heure présente et ne soupçonnant pas l’œuvre infernale des factions. C’est lui surtout, bien plus que les autres classes, qui a besoin des progrès accomplis sans secousse, des lois tutélaires, des abris solides; en temps de révolution, effaré, ahuri, les cataclysmes le brisent, avant qu’il ait rien pu comprendre à tout ce qui se passe. M. Victor Hugo ne dit pas la chose aussi nettement, mais les détails de son récit, qu’il le veuille ou non, amènent cette conclusion inévitable.

Voilà, dira-t-on, des vérités bien simples; sommes-nous donc tellement bas qu’il faille y voir des concessions? C’est bien peu, je l’avoue; rappelez-vous pourtant cette plainte exhalée, il y a quarante ans, par la belle âme si poétiquement malade qui vient de quitter ce monde après avoir tant erré du jour à la nuit et du ciel aux abîmes : « le cœur se serre, disait Michelet, quand on voit que dans le progrès de toute chose la force morale n’a pas augmenté.