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qui, après avoir mêlé le nom de notre pays à des débats où il n’a que faire, nous reprochent de nous immiscer dans les affaires de l’empire, et il n’est si mince écrivain émargeant au fonds des reptiles qui ne se croie le droit d’adresser des « avertissemens à la France : » c’est le mot à la mode dans la presse allemande.

Ces colères, vraies ou feintes, annoncent-elles des projets inquiétans? Il ne manque pas en Allemagne de patriotes qui dissimulent mal le regret qu’on se soit trompé en croyant que le paiement de l’indemnité de guerre équivaudrait à la réduction du contingent imposé à la Prusse le lendemain d’Iéna; ils ne reculeraient pas devant une nouvelle guerre pour nous réduire à l’impuissance définitive. Il n’est pas probable que le gouvernement d’Allemagne s’arrête à de telles pensées; mais le plus vulgaire patriotisme commande qu’on ne lui fournisse aucune raison, aucun prétexte de prendre ce ton hautain et comminatoire dont il n’est que trop porté à user avec nous. On entend de profonds politiques déclarer que la France doit reprendre, mais à rebours, le rôle de François Ier, d’Henri IV et de Richelieu, et chercher chez les catholiques d’Allemagne l’appui que les protestans ont prêté à ces deux rois et au grand cardinal; mais d’abord la France des XVIe et XVIIe siècles était dans la pleine force de la croissance, puis les protestans d’Allemagne avaient une armée : où est l’armée des catholiques? L’empereur est le commandant en chef des forces de terre et de mer; le jour où partirait de son cabinet l’ordre de mobilisation, les forces de terre et de mer obéiraient partout sans hésiter; que personne même de cette aventureuse extrême droite ne garde à ce sujet d’illusions dangereuses! Quant aux témoignages de sympathie platonique que nos évêques envoient à leurs frères d’outre-Rhin, ils sont reprochés aux catholiques d’Allemagne comme une preuve de leur connivence avec l’ennemi avant d’être le sujet d’entretiens diplomatiques entre M. de Bismarck et l’ambassadeur de France; ils compromettent donc ceux qu’ils veulent servir. Supposez qu’ils se renouvellent et que notre gouvernement soit mis en demeure de les interdire : voilà l’église en lutte contre l’état en France comme en Allemagne, et quel beau succès pour M. de Bismarck que d’avoir troublé la paix religieuse dans le seul pays catholique où elle règne encore ! Un peu de sagesse suffirait à déjouer ces calculs. Dans la grande lutte qui se poursuit en Allemagne, un seul rôle est possible pour nous, celui de spectateurs recueillis qui observent toutes les péripéties du combat.


ERNEST LAVISSE.