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Il n’a manqué à la Russie aucun des avantages attribués aux églises nationales : concorde des deux pouvoirs, harmonie des deux plus nobles, des deux plus vigoureux penchans du cœur humain, le sentiment religieux et le sentiment patriotique. Dans les grandes crises historiques, l’alliance de l’église a doublé la force de l’état; dans le développement de la civilisation russe, elle a été plutôt une entrave qu’un stimulant. Si les empiétemens du pouvoir spirituel ont été plus aisément contenus, le pouvoir civil a pour son propre bénéfice été plus souvent tenté de faire sortir l’église des limites de la conscience: le prêtre a été plus fréquemment assimilé à un fonctionnaire, le laïque plus exposé à se voir traiter par l’église d’état autant en sujet qu’en fidèle. En transformant les devoirs religieux en obligations légales, la loi a fait de la religion un moyen de gouvernement, parfois un moyen de police. Le rôle de l’église, diminué d’un côté, s’est agrandi de l’autre au profit apparent de l’état, au dommage réel de la nation comme de la religion.

Ce défaut, dont nous aurons à chercher les effets et les remèdes, n’a pas été le seul de cette intimité de l’état et de l’église, qui a contribué à introduire chez les Russes le mal propre à l’Orient, la stagnation, et accru le mal particulier à la Russie, l’isolement. L’union des deux pouvoirs comprimait tout mouvement de l’intelligence nationale, elle arrêtait aux frontières toute invasion des idées du dehors. La liberté spirituelle, que semblait garantir à l’orthodoxie le manque d’une autorité centrale infaillible, fut ainsi longtemps compromise par un des résultats indirects de cette absence d’autorité centrale. La limitation de l’église aux bornes de l’état resserra l’horizon intellectuel de l’un et de l’autre : la religion renforça les préventions nationales en même temps que le patriotisme. Les Vieux-Russes fuyaient le contact de l’Europe comme une contagion; pour beaucoup, un voyage à l’étranger était un péché qui mettait l’âme en péril. On connaît l’histoire de ce seigneur que Pierre le Grand avait envoyé visiter l’Allemagne ou l’Italie, et qui, après avoir séjourné dans une des principales villes, revint sans avoir rien vu. Une fois arrivé, il n’avait jamais mis le pied dehors ni ouvert sa porte à personne : il avait ainsi obéi à la fois au tsar et à sa conscience. Il y a encore en Russie des sectaires capables de ces scrupules. L’orthodoxie laissait la Russie en relation avec le monde oriental; elle ne les unit point par des liens aussi intimes que ceux dont Rome enlaçait les nations catholiques. L’absence d’un centre commun n’obligeait pas les peuples orthodoxes à des rapports aussi fréquens; le défaut d’une langue commune rendait ces rapports moins fructueux en même temps que plus rares. Une des choses qui pendant le