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ber les opinions ou les livres, c’est que tout cela se fait avec moins de logique et avec un poids moins accablant d’autorité. Notre synode a bien sa censure spirituelle, à laquelle sont soumis les ouvrages traitant de sujets religieux. Il en résulte qu’en ces matières la liberté de la presse n’a point en Russie la même latitude que dans la plupart des pays catholiques. La faute n’en est pas à l’orthodoxie : c’est le fait de l’état, qui croit devoir encore donner aux décisions des autorités ecclésiastiques une sanction que chez vous leur a généralement retirée le pouvoir civil. Alors même que nous sommes condamnés ou réduits au silence, nos opinions, nos consciences, restent dans le for intérieur plus libres que les vôtres. Les décisions du saint-synode de Pétersbourg ou du patriarcat de Constantinople ne peuvent avoir qu’une valeur locale; ni les unes ni les autres ne se prétendent infaillibles. Nous n’avons pas de juge dont l’autorité vis-à-vis des consciences se puisse comparer à celle du pape ou des congrégations instituées par lui; nous n’avons pas de ces censures sans appel auxquelles un Fénelon se soumet, auxquelles un Lamennais ne résiste qu’en sortant de l’église. En Russie même, notre doukhovnaia tsenssoura n’est guère qu’une affaire de police ecclésiastique. »

L’absence d’un chef unique environné du prestige de l’infaillibilité a des conséquences peut-être plus importantes encore pour la constitution extérieure de l’église, pour sa situation vis-à-vis des peuples et des gouvernemens. Privée de chef suprême, l’orthodoxie orientale n’est point obligée de lui chercher une souveraineté indépendante et de revêtir un monarque spirituel de la puissance temporelle. Dénuée de centre local comme de tête visible, elle n’a point besoin de capitale internationale, de ville sainte ou d’état ecclésiastique placé pour la sauvegarde de la religion en dehors du droit commun des peuples et au-dessus de toutes les péripéties de l’histoire. Elle échappe à une des grandes difficultés de l’église latine, contrainte par son principe de réclamer une royauté terrestre dont les idées libérales ou nationales semblent rendre la durée impossible. Elle échappe du même coup à toute tentation de suzeraineté théocratique; sans unité monarchique dans l’église, il ne saurait être question d’un représentant de la Divinité élevé au-dessus des peuples et des couronnes. Par là, l’Orient se croit à l’abri de ces luttes entre les deux pouvoirs qui pendant si longtemps ont désolé l’Occident, et de nos jours même troublent encore une partie du monde catholique. Comme en politique il n’y a guère d’avantage qui n’ait un revers, chez les orthodoxes, ainsi que chez les réformés, ce fut rarement l’église qui s’assujettit l’état, ce fut plus souvent l’état qui empiéta sur l’église.