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rais ; mais elle eut plus qu’elle le sentiment profond des passions, dont elle avait fait pendant vingt ans une étude pratique avec un grand moraliste, le duc de La Rochefoucauld, ce qui lui donnait sur l’auteur du Grand Cyrus l’inappréciable avantage de l’expérience. Elle eut aussi la grâce, la simplicité, la mesure, qualités fort rares parmi les romanciers de son temps, qu’elle efface tous par Zaïde.

C’étaient aussi les femmes qui devaient faire revivre la littérature de la féerie. Quelques-uns des contes de Mmes de Murat et d’Aulnoy ont en effet précédé le Chat botté et la Barbe-Bleue. Quoique la Biche au bois, la Chatte blanche, le Prince Marcassin, la Belle aux cheveux d’or et l’Oiseau bleu brillent par une grande richesse d’imagination et de charmans détails, Perrault est resté dans ce genre le maître inimitable. Lorsqu’il écrivait ses contes, Perrault, comme La Fontaine, laissait courir sa plume sans s’inquiéter de savoir si les fantastiques récits que la Mère l’Oye faisait à ses petits enfans étaient venus de la Chine, de l’Inde ou de la Grèce; mais les savans ont été plus curieux, ils ont pris la piste et sont arrivés jusque sur les bords du Nil ou du Gange, et même au-delà. Suivant eux, la pantoufle de Cendrillon aurait pour aïeule directe la pantoufle qu’un aigle aurait enlevée à la courtisane Rodope pour la jeter sur les genoux d’un Pharaon au moment où il siégeait sur son trône; ce prince, qui avait pour les petits pieds une sympathie très vive, aurait fait rechercher la propriétaire de la merveilleuse chaussure, et l’aurait invitée à partager son trône. La Belle au bois dormant, d’origine âryenne, serait arrivée jusqu’à Paris, en passant par la Grèce au temps d’Hésiode, et par le Danemark au temps des Niebelungen. La mesure des bottes du petit Poucet aurait été prise sur les sandales d’or qui, dans l’Odyssée, font voyager Athéné sur terre et sur mer avec la vitesse du vent ; peut-être aussi ces fameuses bottes descendent-elles des souliers enchantés de Poutraka, roi de Cachemire. C’est une question que les frères Grimm, Max Müller et Callaway n’ont point suffisamment éclaircie[1]. Quant au terrible Barbe-Bleue, en sa qualité de mari jaloux et méchant, il a des ancêtres partout, dans les poèmes sacrés de l’Inde, où il figure sous le nom d’Indra, dans les contes grecs, slaves et armoricains. Il y a sans doute dans ces rapprochemens bien des hypothèses, mais le fond n’en est pas moins très réel. Les contes ont émigré comme les oiseaux voyageurs, et quand on voit les fables de Bidpaï arriver à La Fontaine en passant par Esope, on n’a point à s’étonner que Cendrillon et Barbe-Bleue aient fait le même chemin pour arriver à Perrault.

Les Contes des fées avaient paru en 1697; deux ans plus tard, au

  1. Voyez la Chaîne traditionnelle, contes et légendes, par Hyacinthe Husson, Paris 1874.