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des poisons, longtemps soustraits à la curiosité publique, fixent définitivement le jugement de l’histoire sur la trop célèbre favorite[1]. On sait par ces dossiers à quelles indignes pratiques elle se livrait pour gagner ou fixer le cœur du roi. Elle entretenait avec les pythonisses et les empoisonneuses de l’époque des relations très suivies et très intimes, et des interrogatoires de la chambre des poisons il résulte avec la dernière évidence qu’elle eut à certain moment l’intention « de faire opérer contre le roi » les infâmes créatures qu’elle comblait de présens.

Les romans historico-satiriques eurent un grand succès de scandale, mais il fallait les imprimer, les vendre en cachette, car on jouait trop gros jeu en s’attaquant au grand Alcandre. Un petit nombre d’écrivains seulement, cinq ou six au plus, qui sont restés inconnus, abordèrent ce sujet scabreux, qui menait sûrement à la Bastille et qui pouvait mener au gibet. Les autres se bornèrent prudemment à cultiver le genre héroïque, galant, comique ou tragi-comique[2]. Renaud de Segrais s’y distingua particulièrement, et les nouvelles publiées sous le titre de Divertissemens de la princesse Aurélie sont encore aujourd’hui d’une lecture agréable. Il en est une, Floridon ou l’Amour imprudent, qui donne lieu à une curieuse remarque, c’est que Racine, dans sa tragédie de Bajazet, n’a fait qu’arranger pour la scène l’œuvre de Segrais, et qu’il s’est bien gardé de le dire. Floridon est de 1656, Bajazet de 1672. La nouvelle et la tragédie roulent sur la même catastrophe, — l’exposition, les personnages, les situations, sont les mêmes; les mêmes idées se retrouvent dans le dialogue, et souvent Racine ne fait que mettre en vers la prose de Segrais, ce qui ne l’empêche pas de dire dans sa préface que le sujet de sa pièce « ne se trouve encore dans aucun ouvrage imprimé. »

De même que pendant la minorité de Louis XIV le premier rang parmi les romanciers avait appartenu à une femme, Mlle de Scudéry, de même ce fut encore une femme, Mme de La Fayette, qui obtint les lettres de grande noblesse pendant la seconde moitié du siècle; elle a traité l’histoire avec le même sans-gêne que la vierge du Ma-

  1. Ces dossiers ont été retrouvés par M. François Ravaisson. On peut les lire dans les Archives de la Bastille, l’un des livres les plus curieux qui aient été publiés de notre temps.
  2. Nous citerons entre autres Tarsis et Zélie, par le sieur de Revay, — Nicandre, par l’Inconnu, — l’Amant de bonne foi, — Axiamire ou le Roman chinois, — Adélaïde de Champagne, — le Prince de Longueville, par Lescouvel, — le Comte d’Amboise, par Mlle Catherine Bernard, — Marie Stuart, par Le Pesant de Boisguilbert, — Zizime, prince ottoman, par Guy Allard, etc. Cette série est très nombreuse de 1670 à 1690, la plupart des livres qui la composent sont devenus très rares; mais on se console facilement de ne point les trouver en dehors de quelques bibliothèques publiques, parce que la plupart ne valent pas la peine d’être cherchés.