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« — Pas trop bien, car ce pauvre homme n’a ni accoutremens ni argent, et si aucunes gens de bien ne lui eussent aidé, il serait mort de faim.

« — Ah ! mon cher Hans, dit la femme en pleurant, rien ne vous a manqué chez nous, et si j’avais un messager, je vous les enverrais avec quelque argent.

« — S’il ne faut qu’un messager, je les lui porterai bien moi-même, car je vais bientôt retourner en paradis. »

La villageoise, aise au possible, présenta à boire et à manger à l’écolier, et chercha quelques habits du défunt, quelques chemises et quelques mouchoirs, qu’elle mit en une mallette pour être plus facilement portés, avec quelques ducats et une pièce d’argent pour l’écolier, afin qu’il fît le voyage avec plus de diligence. — On devine le reste : l’écolier, bien réconforté, se remit en route avec la mallette, et la paysanne pleura de joie en songeant que le bonhomme Hans ne resterait pas dans le paradis sans un sou et sans chemises.

Nous sommes loin, on le voit, de Pierre Camus et du Dijonnais Lourdelot; mais il en est ainsi dans toutes les littératures, car l’esprit humain est emporté par deux courans contraires, dont l’un l’entraîne vers l’idéal, et dont l’autre le ramène vers la réalité la plus triviale et souvent même la plus cynique. Celui-ci a coulé pour ainsi dire à pleins bords sous Louis XIII et la régence d’Anne d’Autriche. Richelieu n’y mit point d’obstacle et laissa les conteurs s’ébattre librement, à la condition qu’ils ne toucheraient point à la politique. Mazarin, qui créait l’Opéra pour distraire les Parisiens des impôts et des banqueroutes sur les rentes de l’Hôtel de Ville, ne se montra point plus sévère; mais, quand Louis XIV émancipé eut pris le pouvoir en main, il voulut faire oublier par les rigueurs de la pruderie officielle le scandale des galanteries publiquement affichées. Il fallut aller chercher, pour les joyeusetés, des imprimeurs en Hollande ou se résigner à livrer aux ciseaux des censeurs le Réveille-matin, le Chasse-ennui, les Délices de Verboquet le Généreux ou la Gibecière de Mome ; les petits contes en prose qui rappelaient par leur brièveté, leurs gaillardises et leurs vives allures nos plus anciens fabliaux, devinrent de plus en plus rares dans les dernières années du siècle. Les auteurs cherchèrent à plaire au roi plutôt qu’au public. Arlequin lui-même s’attrista, et les Parisiens, qu’il avait tant de fois fait rire, ne trouvèrent plus dans ses menus propos, publiés en 1693[1], qu’un vieillard morose comme le roi lui-même.

  1. Sous le titre d’Arlequiniana. —L’origine du nom d’Arlequin est assez singulière pour être indiquée en passant. La voici : sous le règne de Henri III, une troupe de comédiens italiens vint donner des représentations à Paris. L’un de ces comédiens, celui qui avait le talent de plaire le plus au public, fut très bien accueilli par la famille de Harlay, qui comptait alors parmi ses membres le célèbre président de ce nom. Ses camarades lui donnèrent, à cause de l’amitié que lui avait témoignée cette famille, le surnom d’Harlequino, petit Harlay; d’Harlequino, les Parisiens firent Arlequin, et c’est ainsi que le nom de l’un de nos plus grands magistrats est devenu, en se francisant, celui du bouffon le plus trivial des théâtres de la foire.