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pas sans péril une autre flotte formée sous le plus rude climat du monde, et qui comptait dans son passé les tempêtes de vingt-cinq hivers. Une sorte de découragement s’ensuivit. L’amiral de Rigny était alors ministre ; il ne voulut pas nous laisser sous une aussi fâcheuse impression. Pour nous y arracher, il jugea très sainement qu’il n’y avait pas de meilleur remède que la franchise. Il n’essaya pas de pallier nos faiblesses, de dissimuler nos défaillances ; il en fit rechercher publiquement les causes. Le rapport de la commission d’enquête à laquelle il confia la tâche de constater notre infériorité pour aviser aux moyens de la faire disparaître est une œuvre sérieuse et vraiment remarquable ; on y trouverait encore aujourd’hui plus d’un enseignement.

Il sera toujours utile, au retour d’une campagne de mer, aussi bien qu’à l’issue d’une campagne de guerre, de procéder à ces examens de conscience, et l’opinion fera bien de se ranger du côté de celui qui, au lieu de caresser ses chimères, viendra courageusement lui dire : « Si de notre organisation les étrangers n’ont vu que le côté brillant, moi, j’en ai vu de près les côtés défectueux, et je veux y remédier. » Au temps où nous vivons, il n’est pas permis de se déclarer facilement satisfait. Jadis on eût dormi cent ans qu’on eût à peine trouvé le monde changé à son réveil. Aujourd’hui ce ne sont pas seulement les marins de 1830 qui ne reconnaîtraient plus notre flotte, ceux de 1854 y seraient tout aussi étrangers. Ne parlez plus des anciens engins, ne parlez plus de la vieille tactique ; tout cela en quelques années a disparu, et la roue cependant, emportée par un courant qui ne se ralentit pas, la roue tourne toujours. Il faut choisir sa voie au milieu de cet éblouissement, augmenter tantôt l’épaisseur des cuirasses, tantôt la puissance des canons. On se croit fixé. Surviennent les agens chimiques. Une substance en apparence inerte peut receler la puissance de la foudre ; elle peut, suivant la nature de l’étincelle qui la traversera, développer soudain une force explosive capable d’engloutir les nefs de 10 000 tonneaux. Comment se garantir d’un semblable danger ? Quel développement donner à ce nouveau mode d’attaque ? L’avenir n’est encore que doute et incertitude.

Les brûlots grecs, quand je les suis dans leurs expéditions, me font involontairement songer au rôle qu’un temps prochain semble réserver aux bâtimens-torpilles. Les massives citadelles que nous avons bardées de fer doivent désormais compter avec un nouvel élément de destruction. Peut-être serait-il fâcheux de dédaigner les leçons qui nous peuvent venir d’Hydra et d’Ipsara, sous prétexte que l’ennemi alors attaqué se défendait mal. Je suis très convaincu que, si quelque Canaris apparaissait de nos jours sur un champ de