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jamais sa verve, sans mors ni bride, ne fit une victime, phénomène qui ne s’est vu que cette fois et qui ne se verra plus désormais ; c’est vraiment le phénix à cet égard parmi les personnes d’esprit. Elle aima, ce qui est le bonheur suprême, et de ce bonheur, elle s’en donna à cœur joie ; elle aima avec abondance, avec excès, comme un arbre robuste porte ses fruits, ou, mieux encore, — ne craignons pas d’employer les expressions fortes et qui peignent, elles sont à leur place en son sujet, — comme une bonne vache laitière donne son lait. Et qui fut l’objet de cette passion ? Sa fille. Ainsi elle eut la joie d’aimer à outrance, sans que cette passion eût à lui coûter ni un regret, ni un remords, ni une larme, et ce n’est certes pas le moindre des bonheurs de cette femme, si comblée par son étoile, que d’avoir trouvé l’amour dans une affection si juste et si naturelle, comme elle l’appelait elle-même, dans une affection où sa vertu ne pouvait souffrir et où il lui était légitime de ne se retenir ni de se contraindre. Enfin elle eut le corps sain comme l’esprit, et passa la plus grande partie de sa vie sans connaître la maladie autrement que de nom. Quand bien même elle ne nous l’apprendrait pas, on le devinerait à son style ; il n’y a qu’une personne d’un parfait équilibre de tempérament qui ait jamais pu écrire ces lettres plus inaltérablement pures que ce ciel de Provence sous lequel vivait sa fille, et où elle ne se montre jamais triste que pour le compte d’autrui. Mélancolie, maussade humeur, noires rêveries, tout cela ne fut pour Mme de Sévigné qu’expressions abstraites ou métaphores poétiques. Cependant la maladie, pour être restée longtemps en retard, n’en vint pas moins à une certaine heure annoncer le soir de la vie. En 1676, cette rare personne se vit avec surprise brutalement assaillie par une attaque de rhumatisme qui la cloua sur sa chaise une partie de l’hiver ; elle y perdit, comme elle le dit elle-même dans son ravissant langage, la jolie chimère de se croire immortelle.

J’ai eu la satisfaction de constater que Mme de Sévigné pendant son séjour à Vichy avait été logée selon son rang et son mérite. La maison qu’elle habita est tout à fait celle qu’on pourrait choisir pour une femme de cette qualité et de cet esprit qui est contrainte de vivre pour quelques semaines autre part que chez elle ; elle a bon air sinon grand air. La façade, badigeonnée en blanc et noir, les couleurs nobles par excellence, présente l’aspect d’un grand échiquier. Un escalier sans raideur et très honnêtement spacieux conduit à l’appartement qu’habita la marquise. Rien n’a été changé dans cette chambre, devenue historique et conservée avec un zèle minutieux dont nous louons de bon cœur les propriétaires actuels, et dont on pourrait recommander l’imitation à plus d’un conservateur de collections provinciales. Par exemple, on voit encore dans le lit où dormit Mme de Sévigné l’enveloppe en soie de je ne sais plus