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connaissait pas le fer. C’était l’époque des fusaïoles, qui a été reconnue de beaucoup antérieure aux premiers âges étrusques. C’était l’âge des dieux à faces d’animaux. On parlait néanmoins une langue qui ressemblait au grec, si ce n’était pas déjà le grec même. La comparaison des antiquités troyennes avec celles de Santorin, que nous possédons à l’école d’Athènes, met hors de doute que l’époque est à peu près la même ; c’est celle de la poterie lissée. Cependant Santorin recevait alors des produits étrangers qui ne se trouvent guère à Hissarlik. S’il est vrai, comme M. de Longpérier l’a écrit, que les anciens vases de Santorin soient représentés sur le tombeau de Rekhmara parmi les présens offerts à Thoutmès III, l’incendie de Troie aurait eu lieu au xviie siècle avant notre ère. L’état de la civilisation troyenne, tel que les fouilles le dévoilent, s’accorde très bien avec cette hypothèse, qui par la discussion pourra devenir une certitude. Si l’on admet en outre qu’un poète du nom d’Homère a vécu au ix- siècle ou au xe siècle et qu’il a composé l’Iliade, on comprendra que la légende troyenne avait eu le temps de grossir, les hommes de se transformer, de faire des conquêtes sur la nature, de s’enrichir et de se civiliser. Les dieux eux-mêmes avaient dû changer quelque peu, quoique les changemens religieux soient des révolutions à longue période. Minerve, malgré son épithète consacrée, n’avait plus une tête de chouette : elle portait la lance et le bouclier, elle était femme aussi bien que Junon et les autres déesses ; mais rien ne prouve qu’Homère ait vécu à cette époque, et les élémens de l’Iliade peuvent remonter beaucoup plus haut. Pour résoudre cette question si controversée, il faut attendre de nouvelles lumières.

Celles que le zèle de M. Schliemann a répandues sur la topographie et la réalité même de la ville d’Ilion, ainsi que sur la haute civilisation troyenne, sont immenses. Sa collection, en nous révélant tout un monde inconnu ou hypothétique, fournira la matière de vastes et profonds travaux à la critique et à la science de nos jours. Ce qu’il a trouvé touche à l’Asie centrale, à l’Inde et à la Perse, aux îles de la Méditerranée, aux plus anciens peuples de l’Italie, à l’histoire de la céramique, des métaux, des langues, des écritures et des religions. Quel plus noble usage pouvait-il faire d’une fortune acquise par tant de persévérance, de voyages et de travaux ?

Émile Burnouf.