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vers le milieu de l’année 1665, il obtint l’autorisation de se rendre dans son gouvernement d’Aigues-Mortes. Le courtisan disgracié devint sérieux, se livra à l’étude et fit venir à Aigues-Mortes le savant Pierre-Sylvain Regis, élève de Descartes. Ayant marié sa fille au duc de Rohan, les noces se firent à Aigues-Mortes, et, comme toujours, les habitans de la ville payèrent les violons. Après dix-huit ans, l’exil de M. de Wardes fut levé ; Louis XIV le rappela en 1683, et lorsque l’ancien favori se présenta devant lui, son costume démodé provoquant le sourire des jeunes seigneurs de la cour, il dit au roi avec cet à-propos devenu si rare aujourd’hui : « Vous le voyez, sire, quand on est tombé dans la disgrâce de votre majesté, on n’est pas seulement malheureux, on devient ridicule. » De Wardes mourut en 1688, et Mme de Sévigné écrivait : « Il n’y a plus d’homme à la cour bâti sur ce modèle-là. » C’était Mme de Maintenon qui était la reine de la nouvelle cour, et le gouvernement d’Aigues-Mortes, dont le revenu était de 21 000 livres, fut accordé à son frère, le marquis d’Aubigny, « toujours panier percé, » suivant l’expression de Saint-Simon. D’Aubigny vint visiter son nouveau gouvernement, mais n’y résida jamais.

Louis XIV, devenu dévot, espérait racheter ses péchés de jeunesse et sauver son âme en ramenant les protestans à la vraie foi : il révoqua l’édit de Nantes en 1685. La tour de Constance devint alors une prison d’état où l’on enfermait ceux qui cherchaient à passer la frontière. L’abbé Tribolet[1], qui les visita en 1686, s’étonne de ne pas les trouver calmes et résignés. « Les uns, dit-il, ne pouvaient se passer de plaindre leurs femmes et leurs enfans, et ne voulaient rien écouter ou de Jésus-Christ ou de son église ; les autres formaient des plaintes stériles contre les intendans de la province. Quelques-uns à la vérité récitaient des psaumes, non pas pour pleurer leurs péchés et en obtenir miséricorde, mais pour déclamer des vengeances contre ceux qui les avaient réduits en cet état et pour prédire d’un ton prophétique la désolation future du royaume. Quelques-uns sont tombés tout à fait dans la démence. » Tous les prisonniers ne se bornaient pas à des lamentations. Un des chefs camisards, Abraham Mazel, enfermé dans la tour de Constance avec trente-trois prisonniers, parvint à enlever une énorme pierre de taille et à desceller la barre de fer qui rétrécissait l’ouverture. La nuit venue, il place ce barreau en travers de la meurtrière, y attache des couvertures tordues en forme de cordes, et se laisse glisser en dehors d’une hauteur de 23 mètres. Dix-sept de ses compa-

  1. Lettres instructives et historiques sur la divinité de Jésus-Christ, sur la vérité de l’église catholique et sur ce qui s’est passé en Languedoc à la révocation de l’édit de Nantes, Dijon 1709.