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la mort du pape, l’Allemagne ne s’oubliera pas. Elle aura une politique, et si, comme il est probable, elle désespère d’obtenir un chef de l’église universelle qui lui soit favorable, elle cherchera peut-être à susciter un rôle comme celui de ces antipapes allemands, nombreux au moyen âge, Cadaloüs, Guibert de Ravenne, Octavien. En général, ces papes allemands n’ont pas fait grande fortune. Dans l’état actuel des choses en particulier, l’Allemagne travaille à une œuvre d’un patriotisme si particulier que l’élément universel lui fera défaut. D’un autre côté, un empereur protestant aura toujours mauvaise grâce à s’ingérer dans le choix du chef infaillible de l’église catholique. Que d’embarras ! Combien il eût mieux valu ne demander sa force contre des prétentions sûrement dangereuses et exagérées qu’au respect de la conscience individuelle et à la liberté !

Le seul procédé respectueux des états envers les religions est de ne pas s’occuper de leurs affaires. Ne dites pas que le devoir de l’état est de délivrer les consciences, de leur rendre la liberté que la théocratie leur a indûment ravie. Celui qui veut quitter sa communion, son ordre religieux, doit être entièrement libre de le faire ; mais celui qui veut rester dans sa communion, dans son ordre religieux, l’état n’a pas à le délivrer. Dans l’Inde, où rien ne meurt, la secte des ismaéliens ou « assassins » se continue encore ; elle a un chef, personnage de haute importance, qui touche annuellement de ses sectateurs une somme très considérable, qu’il dépense, dit-on, presque tout entière en chevaux (ce dernier descendant du Vieux de la montagne est le principal amateur de courses de Bombay). Il y a quelques années, des réclamations s’élevèrent ; le gouvernement anglais fut sollicité de s’opposer à ces abus[1]. Alors s’engagea entre les demandeurs et le gouvernement anglais à peu près ce dialogue : « Qui vous force à payer ? Refusez votre cotisation à l’imam, si vous êtes mécontens de lui. — Mais il nous excommuniera. — Que vous importe ? — Mais notre bonheur éternel dépend de lui. — Si votre bonheur éternel dépend de lui, vous ne pouvez le payer trop cher. » L’affaire en est là, et l’administration anglaise fera bien de la laisser où elle en est. Si un des sectaires de Bombay ne voulait plus payer son chef religieux, il serait juste que le pouvoir civil lui prêtât main-forte pour rentrer dans sa liberté naturelle, et le protégeât au besoin contre ses anciens supérieurs ; mais le fidèle, restant fidèle, n’a nul droit de venir demander à l’état d’intervenir entre son chef et lui, à moins qu’il ne s’agisse de questions de droit commun. Sans doute, on conçoit un état social où l’imam des ismaéliens serait passible de poursuites, comme celui

  1. M. Mohl possède les pièces imprimées du procès en guzarati et en anglais. Bombay, 1867.