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dront pas dans Rome libre ou capitale d’un royaume laïque. Il y faut un complet silence de l’opinion publique, sans quoi des pressions, des froissemens sont inévitables. Pour assurer la liberté des conclaves, la papauté fera ce qu’elle fit vingt fois au moyen âge ; tôt ou tard elle partira de Rome, et dès lors quelles aventures ! Qui ne voit que l’unité d’une telle institution tient essentiellement à son lien matériel avec une terre, qu’une papauté qui ne sera plus souveraine et sédentaire se brisera en morceaux ?

Il serait injuste de mettre uniquement sur le compte des imprudences contemporaines de la papauté un résultat qui sortait à peu près inévitablement de l’esprit du siècle. La papauté avait dans son essence une trop grande part de théocratie pour pouvoir vivre avec les états modernes. Le catholicisme romain, comme l’islamisme, avait commis la faute d’abuser de sa victoire. Le jour où l’islam, dans une ville, ne se prouve plus par son air de maître, ses allures victorieuses, ses mosquées triomphales, le jour où il ne règle plus le battement de la vie par ses prières, où il ne proclame plus l’heure par ses muezzins, l’islamisme n’existe plus. L’église latine s’était donné l’avantage que n’a pas eu l’église grecque, d’un centre matériel d’unité ; elle en a recueilli durant des siècles les heureuses conséquences ; selon la loi éternelle, elle va maintenant en sentir les inconvéniens. Rome tout entière, avec ses lieux saints, ses églises, ses couvens, ses généralats d’ordres religieux, était devenue un organe nécessaire de la papauté ; espérer que la papauté vivra hors de Rome sans ces organes, est comme si on eût demandé au vieux judaïsme de se continuer sans le temple. Le judaïsme a vécu sans doute après l’an 70, mais si profondément transformé qu’on peut à peine l’appeler du même nom.

La fin du règne de la papauté dans Rome sera donc le signal d’une profonde modification dans l’essence de la papauté, telle que l’ont faite les siècles, telle que l’a parfaite le concile du Vatican. Or, par un rapprochement singulier, la papauté perdit Rome juste deux mois après qu’elle s’était décerné une quasi-divinité. Le pape du moyen âge a pu par momens être sans résidence bien fixe, parce que l’église existait hors de lui d’une existence forte et complète ; mais ce demi-dieu, menant une vie de fuites et d’aventures, plus d’une fois éconduit, expulsé, pris comme otage, serré dans l’étau des guerres et des révolutions, voilà ce qui ne se conçoit plus. Chef errant d’un vaste royaume de croyans, le pape sera partout un hôte dangereux, incommode ; les pays les plus cléricaux ne voudront pas de lui. Comme le judaïsme chassé de Jérusalem, le catholicisme usera sa vie séculaire à pleurer un bonheur évanoui, à rêver des retours impossibles. Ces regrets d’une Sion perdue, ces alternatives