Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/748

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Voilà, lui répondis-je, une parole qui me déciderait, si j’étais incertain.

Je consommai donc dans ma pensée la rupture de mes relations médicales avec M. Brudnel, avec d’autant plus d’assurance que, si je devais, contre toute probabilité, devenir l’époux de Manoela, je devais en même temps songer à lui créer une existence indépendante des largesses de son protecteur.

Trois mois s’écoulèrent ainsi dans l’attente d’une solution. M. Brudnel, qui était toujours à Montpellier, écrivait souvent à ma mère. La santé de Manoela s’améliorait sensiblement. Du reste pas un mot pour moi de la part de Manoela dans ces lettres, que ma mère refusait de me montrer, et lorsque je témoignais quelque méfiance, — Montpellier n’est pas si loin, me disait-elle, tu peux aller t’informer toi-même.

Savait-elle que c’était là ce que je redoutais le plus ?

IV.

La conversation de ma sœur était de plus en plus intéressante et comme nécessaire à ma vie. Elle me révélait un être nouveau, sorti des troubles de l’adolescence sans que j’eusse étudié ou compris ses crises de développement. J’avais trouvé chez Manoela, plus âgée et plus expérimentée, ce fonds de niaiserie et de frivolité qui caractérise l’ingénue vulgaire. Jeanne était tout autre. Elle jugeait avec une hardiesse franche ce qu’elle n’avait point éprouvé, elle voulait pénétrer et comprendre. Sa jeunesse et la pureté de son existence n’empêchaient pas l’intelligente curiosité d’un esprit d’autant plus actif qu’il s’était plus longtemps replié sur lui-même. Je ne l’avais jamais interrogée sur le point le plus délicat de ses pensées ; un jour, le hasard amena de curieux éclaircissemens sur ce point mystérieux.

Nous nous promenions dans le parc du château de Pau, un des plus beaux sites de France ; Jeanne, qui me donnait le bras, me montra une jeune femme, une sorte de spectre, aux yeux fixes, assise sur un banc, à côté d’une femme âgée, non moins triste et comme détachée de toutes les choses de ce monde. — N’est-ce pas, lui demandai-je, Melle C…, une de tes anciennes compagnes de couvent, qui est devenue folle ?

— Hélas ! oui, répondit-elle, tu vois dans quel état ! Sa mère meurt avec elle ; elle veut seulement vivre jusqu’au dernier souffle de la pauvre Louise. N’ayons pas l’air de les voir. Elles s’enfuiraient sans nous répondre.

— Sait-on enfin la cause de cette démence ?