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passait. Les hommes de cette trempe meurent debout ; notez que Hændel était aveugle tout comme Beethoven était sourd, et que la cécité de l’un pas plus que la surdité de l’autre ne l’empêcha de vaquer à la besogne quotidienne. Beethoven y mettait moins de belle humeur, mais Hændel trouvait encore moyen d’avoir le mot pour rire. Un jour, l’organiste Stanley, — un autre aveugle, — s’offre à lui servir d’auxiliaire : « Bravo ! dit Hændel, j’accepte votre concours, mais n’oublions pas qu’il est écrit que lorsqu’un aveugle en conduit un autre, c’est la vraie manière pour tous les deux de s’en aller rouler dans le fossé ! » Le désespoir pourtant avait ses heures, et, pendant la solennelle exécution d’une de ses œuvres bibliques, il arriva que ses amis le surprirent fondant en larmes et pâlissant à ces mots de l’air de Samson : « nuit sombre, nuit horrible ! » à cette phrase qu’il avait jadis composée dans la plénitude de la vie et de la vue. Étonnons-nous que le trouble envahisse de pareils cerveaux ; sait-on en combien de temps fut écrit le Messie avec ses deux grandes pièces symphoniques, ses trente solos, — récitatifs, airs et duos, — et ses vingt-deux chœurs ? L’œuvre colossale coûta vingt et un jours de travail à son auteur : le 22 août 1741, la première note était fixée sur le papier, et le 28, la première partie terminée ; le 6 septembre, la seconde arrivait à bonne fin, et le 12 il ne manquait au manuscrit plus une ligne. Hændel avait alors cinquante-six ans, lui-même racontait que, pendant la durée de cet enfantement, et surtout en écrivant l’Alleluia, il se sentait dans un état indéfinissable, et, se comparant à l’apôtre saint Paul : « Étais-je en moi, s’écriait-il, étais-je hors de moi ? Dieu seul le sait. » Avant de se consacrer à l’oratorio, Hændel avait passé la moitié de sa vie à fabriquer des opéras italiens ; encore n’arriva-t-il que par degrés à son genre définitif. Ces premiers oratorios, conçus dramatiquement, étaient faits pour être représentés en costumes. Il rédigeait lui-même ses scénarios sur des textes empruntés à la Bible. Quelqu’un étant venu lui dire qu’un évêque se proposait d’écrire à son intention un magnifique libretto : « À quoi songe votre évêque ? répondit Hændel ; s’imaginerait-il par hasard pouvoir inventer mieux que les saintes Écritures ou penserait-il les mieux connaître que moi ? » Ce révérend librettiste, un peu vertement éconduit, n’était autre peut-être que le docteur Gibson, lequel, alors qu’il en interdisait comme profane et sacrilége la représentation théâtrale, dirigeait sans le vouloir le génie de Hændel du côté de sa véritable voie. Point de décors, de costumes ni de mise en scène, le drame sacré dans son expression psychologique, la profession de foi, dépouillée d’artifices, d’un protestantisme moins dur, moins abstrait que celui de Bach, et s’épanchant en rhythmes chaleureux à la gloire du divin rédempteur !

Le Messie se divise en trois parties intimement liées entre elles. La première contient la prophétie, la naissance du sauveur, son appari-